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Combien nous regrettons de ne pouvoir nous arrêter devant chacune des figures qui forment l’intéressante galerie exotique des Grandissime ! Telles que deux branches de jasmin jumelles au milieu de fleurs inconnues et bizarres, brillent les dames Nancamou de Grapion, également séduisantes, la mère un peu plus jeune seulement et plus enjouée que sa fille, qu’il a fallu rendre sérieuse et réfléchie en vue de son mariage final avec l’austère Frowenfeld. Quel type adorable que celui de cette créole trois fois femme, éternellement pourvue des grâces de l’enfance, vaillante devant le danger, gardant sa gaîté au milieu de tous les revers, sachant être pauvre sans qu’il y paraisse, redevenant riche sans le moins du monde s’en étonner, à la hauteur enfin de toutes les situations ! Telle est Aurore. Le sang français pétille dans ses veines ; vive et fière, elle est capable d’une pointe de malice ; volontiers elle relève ses discours du grain de sel de l’exagération et brode parfois de la langue aussi bien que de l’aiguille. Peut-être est-elle ignorante, mais elle a trop d’esprit pour en laisser rien paraître et s’intéresse avec grâce à ce qui lui est le plus étranger. Noter ses reparties imprévues, ses gentillesses irrésistibles, ce serait vouloir piquer un papillon sur le papier. Elle est charmante soit qu’au bal masqué elle soulève son masque à demi pour ensorceler Honoré Grandissime, soit qu’enveloppée dans sa mantille, elle aille mystérieusement acheter le basilic qui doit ramener l’argent dans sa maison, soit qu’elle fatigue ses beaux yeux à travailler, tout en échangeant avec sa fille des plaisanteries qui filassent par des larmes, soit qu’elle s’aventure dans l’antre de Palmyre la philosophe, pour faire ensuite d’après son conseil, des libations de Champagne, en vue de se rendre propice Miche Agoussou. À quelle dignité de grande dame Honoré Grandissime se heurte dans son désir de l’obliger ! avec quel détachement elle rentre en possession des biens qu’il lui rend, et comme elle sait à la fin le dédommager ! La scène dans laquelle, après l’avoir réduit au désespoir, elle lui crie encore : Non ! en tombant dans ses bras est un chef-d’œuvre d’esprit, de grâce et de coquetterie. Il est aussi impossible de l’oublier que d’autres scènes non moins parfaites dans des genres différens : la mort d’Agricola, l’exécution de la vieille négresse dans la savane ou le débarquement des Frowenfeld au seuil de cette terre promise où la fièvre jaune les attend.

Émotion, poésie, humour, incidens tantôt tragiques, tantôt burlesques, rien ne manque à l’œuvre la plus considérable, sinon la plus parfaite de Cable, rien sauf une certaine netteté dans la composition, un certain don de la perspective faute duquel le récit est souvent confus. On y avance comme à travers les lianes entrelacées d’une forêt vierge, toujours sur le point de s’égarer. La multitude des