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ETUDES ET SOUVENIRS

LA LEGENDE D'UN THEATRE ET D'UN CHANTEUR

Notre temps abonde en Souvenirs politiques, littéraires et dramatiques ; chacun les lit à sa manière, autrement dit, chacun de nous y cueille ce qui l’intéresse, et, comme généralement il y a autant de goûts que de lecteurs, tout le monde y trouve son compte, d’où la faveur particulière dont jouit chez nous ce genre de littérature, un des plus commodes à remuer dans la conversation. Un lecteur de mémoires ressemble à un astronome qui regardera lune, et, naturellement, n’en observe que le côté sur lequel il a braqué son télescope. Je viens ainsi de parcourir, à propos de la mort d’un aimable homme que j’ai connu beaucoup, divers ouvrages sur son temps, qui, à dix ans près, fut aussi le mien ; les Souvenirs de Mme d’Agoult, la Correspondance de Doudan, les Mémoires de d’Alton-Shée, non pour chercher des documens, à Dieu ne plaise ! mais pour me rafraîchir l’esprit à cette atmosphère d’un passé déjà si loin et pour faire revivre mon héros dans son milieu. Vers 1832, il arrivait à Paris, un peu en chevalier de fortune. Officier dans l’armée du roi de Sardaigne, il avait, à la suite d’une escapade de jeunesse, sauté par-dessus les Alpes pour se soustraire aux punitions disciplinaires qui le menaçaient. L’accueil ici fut, dès l’abord, très sympathique ; le prince Belgiojoso le présenta partout, et partout on le reçut-à bras ouverts. Bientôt, les femmes en raffolèrent, car, outre sa jeunesse et son galant renom, il avait une rare élégance, de la figure et de l’entrain ; du brillant virtuose futur pas un soupçon, mais un compagnon de plaisir infatigable,