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joueur, soupeur et batailleur à tout venant. La fête dut pourtant s’interrompre, faute d’argent, et ce fut par cette aventure que la société parisienne apprit qu’il y avait chez le comte de Candia la voix de Mario. L’époque était à la virtuosité musicale ; tout le monde aujourd’hui se mêle d’écrire : alors tout le monde chantait, qui les ténors, comme Belgiojoso, qui, les barytons, comme Berryer ; alors il arrivait aux pianos du café Anglais de résonner la nuit sous les doigts d’un Chopin ou d’un Liszt. Le diable assurément n’y perdait rien, mais la musique valait mieux, surtout quand c’était Bellini qui accompagnait la cavatine du Pirate à son compatriote Candia. « Une pareille voix est un trésor qu’il faut exploiter, » s’écriait-on de tous côtés, et deux de ses amis, très haut placés dans les conseils de l’Opéra, Alfred de Belmont et d’Alton, se mirent aussitôt en campagne. Duponchel, le directeur, chapitré par Meyerbeer, se laissa faire. On arrêta donc que le jeune catéchumène subirait un noviciat de trois années pendant lesquelles des professeurs de toute espèce le dresseraient au métier des Garcia et des Nourrit et qu’une somme de 1,500 francs par mois lui serait allouée en attendant ses débuts. Je n’affirmerais point que les choses se soient passées sans difficultés ; il y eut des intervalles de découragement et de paresse, des retours à la vie joyeuse qui désespéraient le pauvre Duponchel. Enfin, le grand jour arriva (30 novembre 1838). Meyerbeer, toujours habile et guettant le succès, avait écrit un air exprès pour la circonstance, une sorte de monologue placé au début du second acte de Robert, et qui, dans une partition déjà si remplie, devait nécessairement faire longueur. Qu’on se souvienne de l’air d’Arnold dans Guillaume Tell. C’était le même plan, morceau du reste très travaillé, mais plus riche d’harmonie que de mélodie et où le maître semble ne se préoccuper que des trois notes aiguës qu’il ramène partout. Il va sans dire que c’est dans ce morceau écrit pour lui, que Mario se montra le plus faible, le duo qui suit passa inaperçu, et le succès ne se déclara franchement que dans le trio et le duo du troisième acte, qu’il enleva d’une bravoure irrésistible, triomphant et des intonations si difficiles et des nombreux la semés sur son passage. La soirée répondit aux espérances préconçues. Ce n’était pourtant pas encore la perfection. Le comédien surtout manquait d’ensemble, sinon de flamme. Il avait le geste petit, saccadé, tantôt jouant le personnage et tantôt regardant dans la salle d’un air distrait et souriant à ses amis de la grande avant-scène de gauche qui lui faisaient fête ; mais, parmi cette inexpérience et ces désinvoltures, l’enchantement se produisit : ce timbre incomparable, cette voix capable de toutes les sonorités comme de toutes les inflexions et dont la simple émission était déjà pour l’oreille un délice, cet organe seul indiquait au