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rencontre. Avant de s’échapper pour courir au rendez-vous de mort, il crie à sa femme, qui tombe sur les genoux : « Priez Dieu pour que je revienne ! »

Le dernier tableau n’est que la mise en scène du duel. Au commandement de : « Feu ! » Claire, qui s’est glissée inaperçue entre les arbres de la forêt, se jette devant son mari et reçoit dans l’épaule la balle de M. de Bligny. « Ce ne sera rien, » dit le docteur : notre diagnostic avait précédé le sien. La jeune femme revient à elle dans les bras de son mari : « Un mot seulement : m’aimes-tu ? — Je t’adore. — Comme nous allons être heureux ! »

Le Maître de forges est allé aux nues. Ce qui justifie le succès de cet ouvrage, avec des mérites de facture scénique, apparens surtout dans les deux premiers actes, c’est la qualité du drame qui en fait la moelle. On peut dire et je n’y contredis pas, qu’une certaine banalité de beaux sentimens chez la plupart des personnages, une certaine vulgarité de comique chez quelques-uns, une distribution assez connue des qualités sociales appliquées à chacun (la jeune fille noble, l’ingénieur ; le duc, le négociant), une disposition souvent éprouvée des « emplois » contraires (la jeune première blonde, la traîtresse brune), enfin une reproduction trop fidèle du style bourgeois qui est familier à la majorité du public, toutes ces causes étrangères à l’art, sinon au métier, concourent à cette merveilleuse fortune. Mais ce qui l’explique aussi, — même à l’insu de tel spectateur qui ne connaît pas la raison la plus forte et la plus cachée de son plaisir, — c’est que l’essentiel de l’ouvrage, est un drame tout pur. La lutte de deux âmes, chacune divisée contre elle-même et suscitée contre l’autre, celle-ci partagée entre l’orgueil et l’amour, celle-là entre l’amour et la fierté, — toutes les deux agitées de mouvemens intérieurs, et toutes les deux en marche comme pour se fuir, mais pour se rencontrer en effet, — n’est-ce pas là, réduit au nécessaire, le Maître de forges ? C’est assez pour sauver de nos chicanes le superflu et faire comprendre que le public applaudisse le tout : cet emportement de faveur ne va pas contre la bonne doctrine.

Après les Rois en exil, Pot-Bouille et le Maître de forges, un dernier titre a paru dans cette liquidation de fin d’année, Nana-Sahib, par M. Jean Richepin. Cette œuvre, à coup sûr, n’est pas d’un petit clerc en poésie ; mais qu’en puis-je dire à cette place ? Aujourd’hui surtout je suis mal engagé pour l’étudier équitablement. Serait-il plus naïf ou plus cruel de chercher dans Nana-Sahib le drame proprement dit ; on peut hésiter là-dessus ? mais le certain est que ce serait inutile. Au regard de la critique purement dramatique, M. Richepin a fait une pièce du Cirque fleurie de métaphores ; disons plutôt qu’il n’a fait aucune pièce, mais un poème. C’est un poème tout franc, qui ne se donne pas, comme les Rois en exil ou Pot-Bouille, pour une imitation de la vie ;