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Montesquieu en a fait à bon droit la remarque : « Les places que la postérité donne sont sujettes, comme les autres, aux caprices de la fortune. » Comme le roi Louis XVI, auquel il n’a manqué que le don de séduire, Claude Ier adorait la géographie. La seule expédition militaire qu’il ait commandée en personne tourna surtout au profit des géographes, dont elle accrut considérablement le domaine.

Malheureusement, les héritiers successifs du pouvoir, depuis la mort de Claude jusqu’à l’avènement. d’Adrien, furent loin de montrer le beau feu du petit-fils de Livie ; ils négligèrent la mer et ne contribuèrent pas d’une façon bien marquée aux progrès qui excitaient toute la sollicitude du souverain célébré par Pomponius Mela. Néron seul eut une grande pensée : il conçut le projet de percer l’isthme de Corinthe. Les historiens n’y ont vu qu’une preuve irréfutable « de son extravagance. » L’opposition ne traitait pas mieux M. Guizot quand l’illustre orateur osait prévoir le jour où l’on ouvrirait un passage aux vaisseaux de l’Atlantique à travers l’isthme de Panama. « Connaissez-vous, monsieur, lui criait-on alors, beaucoup d’isthmes qui aient été percés ? » Qu’aurait dit le peuple le plus spirituel de la terre s’il eût vu le premier ministre du roi Louis-Philippe « haranguer les prétoriens pour les exhorter à ce grand ouvrage, et, au signal donné par la trompette, enfoncer le premier, la pioche en terre, remplir la corbeille des débris du sol et en charger, comme un simple manœuvre, ses épaules ? » Voilà cependant ce que fit Néron en présence des troupes qui l’avaient accompagné dans l’Achaïe. Je crois qu’il leur donnait, en cette occasion, un très louable exemple, car les soldats de Rome ont dû en partie leurs succès à l’habitude du travail, et s’ils n’avaient ouvert autant de routes qu’ils ont soumis de peuples, leur domination ne se serait pas étendue si rapidement sur la surface du globe. L’isthme de Corinthe ne fut pas percé : ce fut un malheur plein de conséquences ; personne n’osa plus s’attaquer aux isthmes. Ce qu’on aurait donc pu reprocher à Néron, ce n’est pas d’avoir entrepris cet utile travail, c’est de ne pas l’avoir achevé.

Il n’est vraiment que juste de faire honneur aux princes des grandes choses qui s’accomplissent sous leur règne, car on n’hésite guère à leur imputer les catastrophes dont le ciel se plaît quelquefois à punir la démence commune. Quand une éclipse de soleil menace les Chinois de leur ravir la lumière du jour, le souverain du Céleste-Empire, pénétré des lourdes responsabilités qui pèsent sur sa tête, fait en tremblant son examen de conscience ; il se demande, le front courbé jusqu’à terre, quel si grand péché il a pu commettre pour qu’une semblable calamité vienne visiter ses peuples. L’empereur de Chine est de l’avis des