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chinoise fut attaquée presque sous notre canon par les pirates. La seule approche de nos embarcations mit ces malfaiteurs en fuite et notre intervention se borna forcément à recueillir les blessés, que nous envoyâmes se faire panser à bord de la corvette. Plusieurs de ces pauvres diables, — je crois les voir encore, — avaient le crâne presque à nu ; le cuir chevelu était entièrement brûlé. D’où pouvaient provenir ces horribles blessures ? Les Chinois nous l’apprirent. En sautant à bord de la jonque, les pirates leur lancèrent toute une bordée de pots à feu et les atteignirent en plein visage. Le pot à feu était en 1849 l’arme favorite des pirates de la province de Canton : ils en faisaient un plus fréquent usage que du canon.

M. Lalanne est d’avis que les effets réels du feu grégeois se bornaient à peu de chose : cette terrible invention dont les Byzantins firent un secret d’état, jouait surtout, suivant lui, dans les combats de mer, le rôle d’épouvantail. Aurélien n’était cependant pas un homme facile à épouvanter, et les feux lancés du haut des murailles de Palmyre paraissent lui avoir causé une assez vive impression. Grâce à tous ces engins, Zénobie tenait ferme : ses réponses aux sommations menaçantes que lui adressait Aurélien étaient aussi fières que son courage. Elle les faisait écrire en syrien, mais on prétend que le philosophe grec Longin les dictait ou les inspirait. Quand Palmyre succomba enfin sous des assauts vingt fois répétés, la reine essaya de gagner la Perse en se jetant dans le désert avec ses dromadaires : des cavaliers lancés à sa poursuite la primèrent de vitesse et la ramenèrent au camp d’Aurélien. Les soldats réclamaient à grands cris le supplice de l’illustre captive ; Aurélien leur refusa cette satisfaction : il protégea la vie de Zénobie. Clémence bien incomplète, car, en même temps qu’il réservait la reine pour son triomphe, l’implacable empereur immolait sans le moindre scrupule à la vengeance de l’armée le rhéteur Longin.

Le triomphe d’Aurélien fut un des plus magnifiques dont le spectacle ait jamais été offert à Rome : on y vit des rennes traînant un char qui avait appartenu au roi des Goths, des éléphans, des tigres, des girafes, des prisonniers de tous les pays du monde : Blémyes, Axomites, Arabes, Eudémons, Indiens, Bactriens, Ibères, Sarrasins, Perses, Goths, Alains, Roxolans, Sarmates, Francs, Suèves, Germains et Vandales, marchant deux à deux, les mains liées derrière le dos, sans compter huit cents couples de gladiateurs et dix amazones prises les armes à la main. Toute cette pompe montrait bien jusqu’où Rome avait porté sa domination sanglante ; elle eût dû rappeler aussi à un peuple enivré quelles colères, quelles rancunes, devaient couver depuis des siècles chez ces multitudes qui s’amassaient lentement autour des frontières de l’empire. La foule cependant s’étouffait dans la rue Neuve, sur le marché aux bœufs, dans