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cette haine qui l’a si bien servi dans Madame Bovary, mais si mal, en revanche, dans l’Éducation sentimentale, n’était rien de plus que la projection de sa propre sottise, à lui, sur les choses qu’il ne pouvait comprendre, et parce qu’elles étaient étrangères à son art. Lorsque, par exemple, il écrivait à George Sand, en 1867, ces lignes que l’on appellerait coupables sous une autre plume, et qui ne sont que ridicules sous la sienne : « On a tenu, au dernier Magny, de telles conversations de portiers, que je me suis juré intérieurement de n’y jamais remettre les pieds. Il n’a été question tout le temps que de M. de Bismarck et du Luxembourg. J’en suis encore gorgé ; » cette boutade n’en était pas une, il était absolument sincère, et il ne concevait positivement pas qu’entre gens de lettres et artistes une conversation roulât sur la politique, la politique étant chose étrangère, indifférente, et, selon lui, plutôt hostile à l’art. L’homme est fait pour l’art, et non pas l’art pour l’homme ; il n’y a donc dans la vie que l’art, et rien autre chose que l’art ne nous importe ; le reste, tout le reste, n’est que sottise et vulgarité : telle est sa mesure des choses et des hommes. Les choses n’ont de valeur ou même d’intérêt à ses yeux qu’autant qu’elles peuvent servir à l’élaboration de l’œuvre d’art future, et les hommes ne sont dignes pour lui de quelque attention, ou, si je puis ainsi dire, de quelque conversation seulement, qu’autant qu’ils mettent l’art au-dessus de tout, et l’art compris comme il le comprend. Cette conception de l’art, qui devient, pour un véritable artiste, une conception de la vie même, et qui l’est effectivement devenue pour Flaubert, est haute, sans contredit, mais malheureusement très étroite, et tout à fait inintelligente.

L’une des premières conséquences que Flaubert en tirait, c’était, qu’y ayant fort peu d’hommes capables de comprendre l’art comme il le comprenait, l’artiste, impassiblement dédaigneux de la foule, ne devait travailler que pour dix ou douze lecteurs ou spectateurs seulement. On se doute aussitôt que George Sand ne goûtait pas beaucoup ce principe. « Je vous ai entendu dire : « Je n’écris que pour dix ou douze personnes seulement. » On dit, en causant, bien des choses qui ne sont que le résultat du moment ; mais vous n’étiez pas seul à le dire ; c’était l’opinion du lundi, ou la thèse de ce jour-là : j’ai protesté intérieurement. Les douze personnes pour lesquelles on écrit vous valent ou vous surpassent ; vous n’avez eu jamais besoin, vous, de lire les onze autres pour être vous, Donc on écrit pour tout le monde, pour tout ce qui a besoin d’être initié. Quand on n’est pas compris, on se résigne et l’on recommence. Quand on l’est, on se réjouit et on continue… Qu’est-ce que c’est que l’art sans les cœurs ou les esprits où on le verse ? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons et ne donnerait la vie à rien. » Elle aurait pu ajouter que si peut-être des philosophes (comme l’auteur du livre de l’Intelligence), ou des érudits (comme