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fort longue, les bras durent tomber à Flaubert d’étonnement et d’indignation. Profiter d’une bonne lecture ! instruire en amusant ! améliorer les masses en leur prêchant la vertu ! faire de l’œuvre d’art un moyen d’évangélisation ! mettre dans le roman des intentions, des leçons, des lieux-communs de morale ! .. C’était en 1876 ; la correspondance durait depuis plus de dix ans : l’un s’appelait Gustave Flaubert, l’autre s’appelait George Sand. George Sand avait raison, Flaubert n’avait pas tort ; ils ne s’étaient pas compris ! Et ce n’est pas ce qu’il y a de moins curieux dans cette correspondance d’artistes.

Se comprenaient-ils davantage quand ils agitaient la question de savoir ce que l’écrivain doit ou ne doit pas engager de sa personnalité dans son œuvre ? C’est l’une des plus complexes et des plus difficiles que l’esthétique puisse débattre. On sait encore, sur ce point, les théories de Flaubert. Drame ou roman, poésie même, l’artiste, selon lui, devait être absent de son œuvre, et se garder comme d’un crime d’y laisser seulement transparaître son opinion sur ses personnages. « J’éprouve une répulsion invincible, écrivait-il, à mettre sur le papier quelque chose de mon cœur ; je trouve même qu’un romancier n’a pas le droit d’exprimer son opinion sur quoi que ce soit. Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion ? Voilà pourquoi j’ai pas mal de choses qui m’étouffent, que je voudrais cracher et que je ravale. A quoi bon les dire, en effet ? le premier venu est plus intéressant que Gustave Flaubert, parce qu’il est plus général et, par conséquent, plus typique. » George Sand lui répondait par ce cri d’éloquence : « Ne rien mettre de son cœur dans ce que l’on écrit ? Je ne comprends plus du tout, oh ! mais du tout ! Moi, il me semble que l’on n’y peut pas mettre autre chose. Est-ce qu’on peut séparer son esprit de son cœur ? Est-ce que c’est quelque chose de différent ? Est-ce que l’être peut se scinder ? Enfin, ne pas se donner tout entier dans son œuvre me paraît aussi impossible que de pleurer avec autre chose qu’avec ses yeux, ou de penser avec autre chose qu’avec son cerveau. » Et Flaubert de répliquer de la seule manière qui lui fût possible c’est-à-dire en se répétant. « Je me suis mal exprimé, en vous disant qu’il ne fallait pas écrire avec son cœur ; j’ai voulu dire : « ne pas mettre sa personnalité en scène. » Je crois que le grand art doit être scientifique et impersonnel. Il faut par un effort d’esprit se transporter dans les personnages et non pas les attirer à soi : voilà du moins la méthode ; ce qui arrive à dire : « Tâchez d’avoir beaucoup de talent et de génie même si vous pouvez. » C’était se dérober et fermer la controverse avant qu’elle fût ouverte. Flaubert était peu discuteur, comme tous les gens dont le siège est fait, qui ne sauraient le refaire, même s’ils le voulaient ; et que, par conséquent, la contradiction ennuie sans les éclairer, trouble sans les ébranler, et irrite sans les persuader. C’était d’ailleurs ici sagement fait à lui, car il n’eût guère