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Rien n’est plus logique sans doute, et toutefois rien n’est plus faux. On peut avoir du génie, selon le mot proverbial, et n’être cependant qu’une bête, comme on peut avoir mené une existence aventureuse et néanmoins être une nature essentiellement noble. Cela s’est vu. Mais, pour vouloir trop simplifier et trop classer, nous portons aujourd’hui sur les hommes des jugemens trop d’une pièce, trop entiers, trop absolus. Nos pères, profondément convaincus que nous sommes les uns aux autres « un amas de contradictions, » et chacun de nous pour lui-même « une énigme incompréhensible, » savaient mieux faire le discernement, — le départ, comme ils disaient, — de ce qu’il peut continuer d’exister de petitesse d’âme dans un grand caractère, et de médiocrité d’esprit jusque dans un grand talent.

Peut-être trouvera-t-on que c’est remonter bien haut pour expliquer un romancier dont il ne survivra guère, au total, qu’une œuvre. Je répondrai qu’il suffit que cette œuvre soit dès à présent de celles qui à tous égards ont exercé sur leur temps une grande influence. Et puis, il importait ici de bien distinguer l’homme d’avec son œuvre, car si nous laissions faire aux fanatiques, ils nous auraient bientôt transformé Gustave Flaubert en un des grands esprits du siècle. Et quand on attend que les légendes soient faites pour les venir attaquer, les juges eux-mêmes les plus indépendans vous disent alors qu’elles sont de l’histoire.

C’est comme ceux qui jadis ont essayé de décerner une même apothéose à un autre Gustave, non moins bruyant que l’auteur de Madame Bovary, le maître peintre des Casseurs de pierres. Je crois Madame Bovary, dans son genre, bien supérieure aux Casseurs de pierres dans le leur, mais les deux maîtres, celui de Croisset et celui d’Ornans, ont été du même ordre et, en retournant le vers fameux de Musset,


Artistes, si l’on veut, mais grands hommes, non pas !


Car ce n’est pas assez pour être un grand homme, ni surtout un grand esprit, que d’avoir fait un chef-d’œuvre, deux chefs-d’œuvre, trois chefs-d’œuvre ; et il reste toujours deux points à examiner : de quel ordre est le chef-d’œuvre, et de combien, si je puis ainsi dire, l’auteur lui-même dépassait son œuvre. Œuvre forte, œuvre profonde, œuvre caractéristique d’un moment de l’esprit français au XIXe siècle, œuvre durable, par conséquent, et chef-d’œuvre en ce sens, Madame Bovary n’est malheureusement pas d’un ordre très élevé. Si je l’ai dit, je tiens à le redire ; et, quant à l’homme, je viens d’essayer de montrer pour quelles raisons, bien loin de dépasser son œuvre, il lui est demeuré manifestement et lamentablement inférieur.


F. BRUNETIÈRE.