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d’affaires[1]. Enfin, après cette journée d’épreuves, il trouvait encore quelques-uns de ces traits gracieux et fins qui avaient toujours caractérisé sa conversation ; à une vieille dame, qui était presque sa contemporaine et qui lui faisait demander de ses nouvelles, il répondait : « Vous avez plus d’esprit que moi, madame la maréchale, car vous avez celui de vivre, et je vois bien que je ne l’ai plus. »

Du parterre, à Paris, on suivait ces alternatives avec autant d’anxiété qu’à Versailles des premières loges. — « Il y a bien du mouvement à la cour, écrit l’avocat Barbier… Le cardinal de Fleury est toujours malade à Issy : il a eu de fortes faiblesses auxquelles il n’a résisté que par la force de son tempérament. C’est une espèce de longue agonie qui pourrait coûter beaucoup à la France dans une guerre assez mal commencée et aussi mal suivie que celle-ci… Les ministres vont pour la forme travailler avec lui à Issy. Comme la tête n’y est plus, on ne résout quoi que ce soit… Mardi, on le dit mort à Paris, et M. l’archevêque étant allé à Issy dans l’après-midi, on crut que c’était pour jeter de l’eau bénite ; mais point du tout, mercredi il s’est trouvé mieux[2]. » « Le public commence à s’impatienter, dit un autre chroniqueur, que M. le cardinal traînasse si longtemps. »

L’inquiétude principale qui se renouvelait à chacune de ces phases, et qui s’accroissait, loin de se calmer, en se prolongeant, portait toujours sur le point de savoir ce que préparait en silence ce roi qui paraissait triste de la perte prochaine de son précepteur et qui pourtant n’en pleurait pas. Qu’allait-il faire quand cet appui manquerait enfin à sa faiblesse en même temps que le joug cesserait de peser sur sa volonté ? Chercherait-il tout simplement un autre maître, ou le verrait-on enfin, comme un autre Louis à la mort d’un autre cardinal, se résoudre à penser et à agir, on aurait dit volontiers : à être par lui-même ? Quelque longue et souvent trompée qu’eût été l’attente, rien pourtant, jusqu’à ce moment décisif, n’était encore désespéré. L’incertitude était si grande et le désir d’en sortir si général que deux entreprises se firent au même moment dans l’entourage le plus intime du souverain, pour le préparer à une résolution virile : l’une et l’autre tendant au même but, dans des conditions très différentes et par des moyens qui ne l’étaient pas moins. Ce furent deux grands seigneurs de très haute lignée, mais ne se ressemblant que par ce point seul, qui se mirent en tête, sans s’être concertés, de profiter des derniers jours qui précédaient l’instant critique pour enseigner au roi la seule chose qu’on sait

  1. Mme de Tencin à Richelieu.
  2. Barbier, Journal, t. II, p. 339 et 345.