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ce brillant esprit mérite d’être cité ici, car il est à l’honneur de l’un et de l’autre : « M. Challemel a de l’élévation dans l’esprit et dans la parole ; mais il paraît animé d’un feu intérieur qu’il doit s’appliquer à modérer, en portant sans cesse et en tenant sa pensée dans les régions sereines des vérités éternelles. C’est à la paix qu’elle met dans l’âme comme à l’évidence souveraine dont elle brille que la vraie philosophie se fait sentir. » En caractérisant ainsi le talent de M. Challemel-Lacour, en y signalant l’élévation et le feu intérieur, Victor Cousin ne devinait-il pas l’éminent orateur que l’on a connu depuis ? ne devinait-il pas aussi qu’une autre passion que celle d’une philosophie sereine dévorait cette âme ardente ? Et est-ce là après tout le jugement d’un esprit timoré et intolérant ?

Cependant les événemens marchent : la république succombe au 2 décembre. Le ministère de l’instruction publique passe entre les mains de M. Fortoul. Qu’advient-il de la philosophie ? qu’advient-il de M. Cousin ? La philosophie subit un crise nouvelle semblable à celle de 1822. Elle est remplacée par la logique, et le concours d’agrégation est supprimé[1]. En même temps, Victor Cousin est mis à la retraite, remplacé au conseil supérieur de l’instruction publique. Ainsi l’enseignement philosophique qui était né avec lui succombe avec lui. Il avait été victime de la réaction de 1820, il le fut aussi de celle de 1852. Son œuvre fut donc interrompue et, en apparence, supprimée ; mais il avait créé une tradition vivace et profonde qui ne demandait que l’occasion favorable pour reparaître. Ce fut l’honneur de M. Duruy, rénovateur et initiateur en tout, de renouer ce fil avant qu’il fût tout à fait brisé. En 1863, l’agrégation fut rétablie, et si la philosophie a si facilement repris sa place dans l’enseignement, si elle a pu y concilier l’indépendance et la sagesse, c’est qu’elle a trouvé le problème déjà résolu par les maîtres, qui avaient survécu à l’orage. Je suis bien loin de nier que la philosophie ne soit entrée en même temps dans des voies nouvelles, souvent heureuses, souvent aussi contestables ; mais ces progrès, réels ou non, supposaient un problème antérieurement résolu, à savoir l’affranchissement théologique de la philosophie. Sur ce point, nos jeunes professeurs ont trouvé un lit tout fait, un oreiller commode. Exempts des crises et des épreuves qu’ont traversées leurs aînés, ils se sont enorgueillis d’une liberté sans péril, et ils l’ont retournée contre ceux qui la leur avaient procurée.

  1. Ajoutez que, la loi de 1S50 ayant supprimé le certificat d’études, la classe de philosophie ne fut plus obligatoire, et qu’elle fut à peu près abandonnée.