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et qui ne fut pas tout d’abord très remarqué, finit cependant par lasser et, si j’ose dire, agacer de jeunes esprits que commençaient à tourmenter l’esprit critique, l’esprit voltairien, le besoin d’une philosophie plus concrète, et en même temps, dans un autre sens, le retour aux conceptions allemandes, trop oubliées, mille causes enfin qui devaient amener un renouvellement de la pensée. Tandis que Victor Cousin succombait sous la réaction religieuse et politique, il se préparait contre lui une insurrection, venue d’un côté opposé, qui, s’emparant des griefs précédens, les traduisait en sens contraire. Ainsi la philosophie officielle reprochée à Cousin sous Louis-Philippe signifiait panthéisme, fatalisme, antichristianisme ; les mêmes mots répétés depuis signifièrent théisme obligatoire, spiritualisme de commande. Cette nouvelle objection a fait oublier l’ancienne. Antidatée par les jeunes générations qui ne savent pas l’histoire, elle s’applique aujourd’hui à tout le règne de Cousin, tandis que tout au plus pourrait-elle se justifier pour les dernières années de son gouvernement, et qu’elle a surtout pour raison d’être les écrits qui ont suivi sa chute.

Nous reconnaissons volontiers qu’à partir de 1830 Victor Cousin, préoccupé de son œuvre pratique, a cessé de pousser son école dans les recherches de théorie et l’a trop exclusivement renfermée dans l’étude de l’histoire de la philosophie, fort utilement d’ailleurs. Mais la philosophie n’est pas seulement une science, elle est aussi un moyen de culture intellectuelle et morale, une école d’examen, de tolérance, de réflexion, d’ouverture d’esprit, en un mot, un puissant engin de civilisation libérale : or la philosophie ainsi entendue est entrée pour la première fois, par Victor Cousin, dans l’enseignement public et, par son énergique volonté, elle a été mise à l’abri de tout contrôle et de toute tutelle du clergé. Par lui aussi, l’esprit de la philosophie moderne, de Bacon et de Descartes, de Locke et de Leibniz, de Montesquieu et de Rousseau, de Reid et, en une certaine mesure, de Kant, s’est introduit dans les écoles, dégagé de toute scolastique, à moins qu’on n’entende par scolastique la philosophie elle-même. Tout en fixant des limites qui étaient dans la nature des choses et du temps, et sans lesquelles il n’y aurait pas eu de philosophie du tout, il a cependant établi des cadres qui rendaient possibles et faciles tous les progrès futurs au fur et à mesure des besoins et du progrès naturel des esprits. Il est donc permis de dire qu’en fondant au prix de sa popularité une œuvre si importante, il a rendu à la France un service qu’aucun patriote ne doit oublier.


PAUL JANET.