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de grandes souffrances et, dans son continuel délire, ne parla que de batailles, de courriers, de soldats ; il ne revenait un moment au calme que quand on prononçait les mots de « Jésus et de Marie. » Il devint plus calme le 1er octobre et rendit l’âme vers le milieu de la journée. « Il passa de nos mains, dit son confesseur, comme un oiseau, avec un mouvement presque imperceptible. »

De quoi mourut au juste don Juan ? Dans le temps où il vivait, on songeait tout de suite au poison ; son corps fut ouvert et embaumé, on trouva un côté du cœur tout jaune, noirci et friable : dans tout le camp, le bruit se répandit qu’on avait hâté la fin du malade par les ordres du roi. L’envoyé anglais écrivit : « Don Juan est mort de la maladie qu’on nomme les trogues, dont il était bien tourmenté, mais surtout du mal français, dont, à l’ouverture du corps, on le trouva intérieurement consumé. » Brantôme appelle la maladie de don Juan la peste et ajoute qu’il la tenait de la marquise de Havrech, belle-sœur du duc d’Arscot ; il attribue la mort à du poison qui aurait été administré par ordre du roi et à l’instigation de Perez. On peut décharger la mémoire de Philippe II de ce crime : c’est assez que ce roi, obstinément silencieux, lent à toutes les résolutions, sourd à tous les appels, ait laissé user pendant deux ans l’ardeur de son frère, c’est assez qu’il n’ait pas vu sans plaisir se ternir la gloire de Lépante et de Tunis dans des luttes sans issue. Don Juan fut en réalité la victime de ses propres passions ; on ne peut dire que ses ambitions fussent trop hautes, mais elles dévorèrent et consumèrent son âme, pendant que son corps s’usa dans les délices de l’Italie et plus tard dans les Flandres.

Ses funérailles furent celles d’un soldat : son corps fut porté depuis le camp jusqu’à Namur par les officiers des divers régimens, qui se remplaçaient de distance en distance, car tous les régimens avaient réclamé l’honneur de porter leur général. Le vainqueur de Lépante fut enterré dans la cathédrale de Saint-Aubain, mais ses entrailles seulement y restèrent. Le printemps suivant, par ordre de Philippe, le corps fut porté à travers la France en Espagne ; il repose dans l’église du monastère de Parrazes, près de l’Escurial, dans une chambre sépulcrale qui touche à celle qui reçoit les rois d’Espagne et des Indes : le dernier vœu de don Juan fut exaucé.


AUGUSTE LAUGEL.