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naïvement. Au lieu d’un dénoûment sublime, c’est un moyen puéril d’en finir. Ainsi cède et se dissipe la troisième des chimères embrassées par le poète : Ixion ou bien Icare, il peut se lamenter trois fois !

La conception de l’ouvrage, qui par trois raisons semblait heureuse, était trois fois malheureuse au contraire ; trois vices, dont un seul était mortel, ont perdu Smilis : le faux dramatique, le faux délicat, le faux sublime, qui tous les trois tournent à l’opposé de leur apparence : le dernier au puéril, le second au répugnant, et le premier à l’inerte. Contre ces trois vices que vouliez-vous que fît le talent de M. Aicard ? Assurément, si l’on regarde à l’exécution de sa pièce, les qualités passent les défauts. Dans le début du premier acte, la donnée se raconte lentement ; plus d’une scène, dans le troisième et dans le quatrième, répète la dernière du second. Mais, dans le premier acte, aussitôt que paraît l’amiral, la psychologie spécieuse de ce personnage est déduite joliment. Au second, la scène de la nuit de noces est menée avec une légèreté de main charmante ; au troisième, celle où Kerguen reçoit le secret de George se conclut avec force. Enfin, quoique certaine préciosité me déplaise au théâtre, et partout certain style en même temps abstrait et poétique (quel honnête homme, — je ne dis pas quel loup de mer, — s’est jamais exprimé de la sorte : « La petite âme, à peine en fleurs, toute tremblante, à chaque fois que j’y touchais, laissait tomber sur moi des candeurs et des puretés ! ) » il reste assuré que la langue de M. Aicard est fort supérieure à celle de la plupart de nos auteurs dramatiques. Pourquoi faut-il que ces mérites n’aient pu prévaloir contre une essentielle et triple méprise ?

Les mérites de l’interprétation s’y sont joints. M. Febvre, encore qu’il n’ait pas donné à l’amiral plus de chaleur que l’auteur ne l’avait expressément marqué, a mis toute son expérience à composer ce personnage. Mlle Reichenberg joue Smilis, comme il sied pour qu’elle ne choque point, en ingénue selon la convention : dans une gentille poupée, c’est une merveilleuse boîte à musique. M. Got s’ingénie renouveler la physionomie du matelot Martin par toutes les roueries de son jeu ; M. Laroche prête une excellente tenue au commandant Richard, et, grâce à M. Worms, le lieutenant George fait bonne figure. Mais tout cet art et tous ces artifices sont vains : poète et acteurs peuvent colorer des nuées, ils ne les animent pas ; il faut souhaiter que M. Aicard, à la prochaine rencontre, étreigne des réalités !


LOUIS GANDERAX.