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son caractère, tel que l’auteur l’a montré. Jacques est un philosophe épuisé ; il considère que le mariage indissoluble est une injustice ; il a dit à Fernande, la veille de ses noces, qu’elle serait toujours libre : du même coup, il se dégage de ce monde où il n’a plus rien à faire, il tient parole à sa femme et, rompant son mariage par cet artifice, il fait la nique à la société.

Encore, pour nous échauffer au point que nous acceptions ce dénoûment, faut-il la sincérité de passion qui bouillonne dans ce livre et qui en transfigure tous les personnages. Tous sont généreux, étranges et s’accorderaient ensemble, n’étaient les fatales conventions du code, et sans que personne d’entre eux fût ridicule. L’amant écrit à la femme après une absence du mari : « Et notre Jacques ! il revient ce soir, n’est-ce pas ? Je vais l’embrasser comme si je l’avais perdu pendant dix ans ! » La femme répond à l’amant : « O mon cher Octave ! nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques ! » Et le mari se laisse écrire par sa meilleure amie, par celle qui le comprend le mieux : « Laisse la place à Octave et prends-en une meilleure ; sois l’ami et le père, le consolateur et l’appui de la famille. N’es-tu pas au-dessus d’une vaine et grossière jalousie ? Reprends le cœur de ta femme, laisse le reste à ce jeune homme ! » Et nous lisons tout cela sans rire, tant l’auteur nous élève avec ses héros au-dessus de l’ordinaire ! Le moyen de nous étonner que le mari se tue s’il préfère décidément se tuer ! Il est de plain-pied avec le sublime, et cet acte libéral n’est que l’effet dernier de ses idées et de ses sentimens tels que l’auteur les a passionnément exposés.

Le comte Hermann, qui n’a pas la valeur typique de Jacques et ne fait qu’imiter sa dernière action, a vécu, lui aussi, plusieurs existences d’homme et joui suffisamment de son lot. Dès avant son mariage, sa femme et son neveu, — presque son fils, — s’étaient aimés ; il est un intrus dans leur bonheur. D’ailleurs, il leur a tendu, sans le vouloir, un piège : se croyant près de mourir, il les a ajournés, pour leurs fiançailles, à un an ; il a guéri et, en quelque manière, il se survit à lui-même ; il se punit de cette indiscrétion par un peu de poison. Si singulière que soit cette mort, elle n’est pas d’un maniaque ; c’est un sacrifice, et non un accident. Mais l’amiral Kerguen, homme d’action, homme de mœurs pures et qui s’est réservé pour l’arrière-saison, — voilà qui le distingue de Jacques, — l’amiral qui ne doit rien à l’amoureux de sa femme, — voilà qui le distingue du comte Hermann, — pourquoi l’amiral boit-il ce poison, sinon par l’ordonnance de l’auteur, qui lui prête arbitrairement cette lubie, — encore une, c’est la dernière ! Nous ne pouvons voir là un acte héroïque du personnage, mais un geste mû par un ressort, qu’une main sortie de la coulisse tire