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quelquefois avec légèreté, en laissant échapper des paroles singulièrement compromettantes. Son malheur, dans toutes les questions extérieures qu’il avait à traiter comme ministre d’état, a toujours été de n’avoir que des opinions de circonstance, de n’être que l’avocat ou le porte-parole d’une politique qui ne savait pas bien elle-même ce qu’elle voulait, qui tâchait de déguiser ses propres incohérences sous des explications toujours nouvelles ; mais si M. Rouher n’a été qu’un homme d’état après tout médiocre, même quelquefois dangereux par ses conseils ou par ses complaisances dans des heures décisives comme 1866, il s’est montré dans sa carrière un homme d’affaires supérieur. Les questions d’industrie, de commerce, de travaux publics avaient trouvé en lui un ministre studieux, doué d’une singulière puissance de travail et d’une merveilleuse faculté d’assimilation, et toutes les fois que ces questions se reproduisaient dans les chambres, il les traitait avec autant d’habileté que de savoir, avec une autorité qu’on invoquait jusque dans ces derniers temps. Mieux eût valu pour lui rester toujours l’homme d’affaires supérieur du régime qu’il servait que d’être le défenseur officiel d’une politique, d’une diplomatie dont il voilait les tergiversations et les inconséquences sous un optimisme d’apparat que les événemens allaient sitôt démentir.

Le jour où l’empire avait disparu dans un effroyable orage, M. Rouher avait-il gardé quelques illusions sur un retour possible de fortune ? Il était resté sans doute fidèle au souverain qu’il avait servi. Il a pu reparaître dans les assemblées et même essayer de rallier des adhérens à la cause napoléonienne. Depuis dix ans, il est demeuré comme le plénipotentiaire ou le ministre en disponibilité d’un régime disparu. Évidemment il ne pouvait se flatter de ressusciter un empire qui s’était perdu par ses fautes en attirant d’incomparables malheurs sur la France. S’il avait pu d’abord se faire quelques illusions, il n’en avait plus guère probablement après la mort de Napoléon III ; il en avait encore moins après la mort tragique du prince impérial, et pour lui-même, il sentait que son rôle était fini. L’homme vaincu par le mal s’est éteint ces jours derniers ; le politique avait été définitivement emporté avec l’empire en 1870, et au moment où la tombe s’ouvre pour recevoir celui qui a été un personnage éminent du pays, ce qu’il y a de mieux, c’est d’oublier les solidarités périlleuses qu’il avait acceptées pour ne se souvenir que d’une carrière qui a eu son éclat.

Que de choses se sont passées depuis cette année de Sadowa où M. Rouher, alors au sommet du pouvoir, essayait de chercher une garantie pour la France dans ce qu’il appelait l’Allemagne aux trois tronçons, et où M. de Bismarck lui répondait presque aussitôt en dévoilant les traités qui supprimaient les tronçons, qui liaient déjà l’Allemagne du Sud à l’Allemagne du Nord ! Les événemens se sont déroulés avec une redoutable logique. M. de Bismarck est allé droit à son but, et