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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/103

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aveugle. Il s’était épris de l’œuvre, il s’y consacra tout entier et il s’y consacrerait encore si l’âge n’avait affaibli ses facultés sans modérer sa foi.

On ne put rester à Vaugirard, la maison était humide, le loyer était coûteux, les demandes d’admission se multipliaient : on émigra. Il est rare qu’une communauté se développe là même où elle est née ; semblable à l’homme, elle est forcée d’abandonner son berceau et d’aller chercher ailleurs l’ampleur nécessaire à ses destinées. Dans l’espoir de trouver la vie à bon marché et le repos, on s’éloigna de Paris, et les prévisions furent mises en défaut, car c’est seulement dans les centres très peuplés que les œuvres soutenues par la charité privée peuvent subsister. L’économie que l’existence à la campagne produit dans les dépenses quotidiennes est peu de chose en comparaison des défaillances de l’aumône résultant du petit nombre de personnes vers lesquelles on peut tendre la main avec la certitude de ne pas être repoussé. Quand on ne vit que d’offrandes, il faut vivre dans les milieux riches. On le reconnut, mais tardivement, lorsqu’après avoir quitté Vaugirard, on se fut transporté à Bourg-la-Reine, dans un domaine appelé le château d’Henri IV et que l’abbé Juge avait, en grande partie, payé à l’aide de sa fortune personnelle. Le terrain était vaste, mais la maison d’habitation était petite et il me paraît que l’on éprouva quelques difficultés à s’y établir. Lorsque l’on déménagea, au mois de novembre 1855, on s’était trop hâté ; dans la nouvelle demeure, il n’y avait ni chapelle, ni réfectoire, ni salle pour la communauté ; faute de tables, on travaillait sur les genoux, et, pour tout ameublement, on ne possédait que quelques bancs en bois. La première année fut pénible, d’autant plus qu’Annette, malade de fatigue, contrainte de rester au lit, ne pouvait exercer qu’une surveillance intermittente sur ses sœurs, ses ouvrières et ses élèves. Ce n’eût été que demi-mal, on se serait accommodé d’un logis insuffisant, mais on s’aperçut que l’on était trop loin de Paris, trop loin de la bourse charitable où les malheureux vont puiser, et l’on constata que les aumônes diminuaient dans des proportions inquiétantes. Depuis deux ans, l’on était à Bourg-la-Reine et déjà l’on avait à lutter contre des nécessités qui imposaient un nouveau déplacement et forçaient à revenir vers Paris, que l’on n’aurait jamais dû quitter. On se mit en quête ; où trouver un terrain dans cette grande ville où le mètre carré coûte plus cher que l’arpent de campagne ? La difficulté ne fut ni prompte, ni facile à résoudre ; on n’avait guère d’argent comptant, et il fallait découvrir un propriétaire confiant qui se contenterait de paiemens successifs dont les longues échéances n’avaient d’autre garantie que celle de l’endos de la charité.