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Longtemps on hésita ; des négociations furent entamées, rompues, reprises, et enfin on parvint, après des difficultés sans nombre, à se rendre acquéreur d’un terrain appartenant à l’infirmerie de Marie-Thérèse, que Mme de Chateaubriand a fondée aux premiers jours de la restauration et où l’on fabriquait un chocolat que la duchesse d’Angoulême préférait à tout autre. Dans ce vaste terrain, bien planté, où l’on voyait quelques cèdres dont Chateaubriand avait, dit-on, recueilli les graines dans le Liban, auprès d’Éden, il eût fallu construire un asile approprié aux filles aveugles et élever des bâtimens pour loger la communauté. L’argent, est le nerf de la guerre, c’est aussi le nerf de la charité. On en manquait ; on emprunta, on hypothéqua la bienfaisance, mais on dut modifier les plans primitifs et se réduire à l’indispensable, c’est-à-dire à l’érection de deux pavillons, qui, agrandissant une petite maison, permettraient une installation provisoire et donneraient le temps d’attendre des jours moins dénués. La communauté se divisa ; la majeure partie des religieuses et toutes les aveugles continuèrent à habiter Bourg-la-Reine, tandis qu’Annette, accompagnée de trois postulantes, s’installait dans la maison de Paris, afin de surveiller les constructions commencées et d’activer le travail des ouvriers. Pour elle, pour l’abbé Juge, ce fut une période de fatigues excessives, car il fallait incessamment faire, comme l’on dit, la navette entre Bourg-la-Reine et Paris, et l’on était trop pauvre pour prendre des voitures. Enfin, le 11 novembre 1858, les deux sections de la communauté se réunirent pour ne plus se séparer ; les religieuses et leurs aveugles prirent possession de leur nouvelle demeure.

Plus heureuse que bien d’autres, Anne Bergunion avait saisi son rêve : elle avait fondé une communauté et ouvert un asile aux aveugles ; l’une se recrutait par l’autre. La fillette, à jamais privée de la lumière, que l’on avait arrachée à la mendicité, que l’on avait élevée, instruite, fortifiée moralement et physiquement, pouvait, si quelque vocation la sollicitait, quitter l’ouvroir, entrer au noviciat, adopter la vie religieuse et se consacrer, à son tour, aux petites filles frappées de cécité, comme on s’était consacré à elle. Il était ainsi facile de rendre le bien que l’on avait reçu, la gratitude s’exerçait d’elle-même ; entre les religieuses et les aveugles il y avait, en quelque sorte, un bienfait qui circulait sans cesse, allant des unes aux autres et les réunissant par un lien indissoluble. Annette avait abandonné son nom du monde ; elle était devenue la sœur Saint-Paul, Mme la supérieure, selon la formule officielle ; mais, pour ses religieuses, pour ses aveugles, elle était ce qu’elle avait toujours été : la Mère. C’était une femme lourde, d’apparence un peu molle, que l’anémie, augmentée par les labeurs