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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/111

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Sauf deux parloirs, qui sont les pièces d’apparat, la communauté a gardé pour elle les logemens les moins confortables et a réservé aux aveugles les larges salles où la circulation est facile, où les mouvemens sont sans contrainte. Après avoir franchi la porte qui sépare la maison religieuse de la maison de la cécité et avoir traversé une sorte de grand préau planté d’arbres, je suis entré dans l’ouvroir, qui est situé au rez-de-chaussée. Une vingtaine d’ouvrières âgées de vingt-cinq à cinquante ans se sont levées en entendant retentir un pas masculin qu’elles ne connaissaient pas. Le spectacle est lamentable ; toutes les physionomies semblent éteintes, la lumière n’y est pas ; des yeux, point de regard ; rien ne réchauffe la pâleur terreuse des visages, et néanmoins sur toutes les figures une sorte d’attention inquiète, comme si l’on était troublé par une présence que l’on n’a pas encore pu définir ou deviner. La diversité des formes de la cécité est extrême. Il y a des yeux limpides que l’amaurose a paralysés pour toujours, qui paraissent vivans, qui pourtant sont morts et qui jamais plus n’exprimeront la joie ou la tristesse ; ils restent fixes, car l’aveugle que l’on interroge tend l’oreille par un geste imperceptible, mais ne fait point mouvoir son œil. D’autres, saillans, laiteux, mal contenus dans des paupières larmoyantes, ressemblent à ces billes de verre blanchâtre dont les enfans se servent pour jouer à la poussette ; d’autres, au contraire, sont presque invisibles et ne montrent qu’un filet sanguinolent entre les deux paupières réunies. Chez quelques-unes de ces malheureuses les paupières demeurent toujours immobiles ; chez d’autres elles s’agitent perpétuellement, comme les ailes d’un oiseau effarouché. Nulle coquetterie dans l’arrangement des cheveux, dans la pose de la tête, dans l’attitude du corps ; celles qui sont là, enfermées dans les ténèbres, ignorent les ressources des grâces féminines, car, sous ce rapport, l’ouïe et le toucher ne leur apprennent rien. En revanche, leur propreté est extrême ; l’aveugle bien élevé ne peut supporter sur ses vêtemens un grain de poussière ou une goutte d’eau, la délicatesse de son tact en est blessée et il en éprouve un véritable malaise.

La plupart sont des aveugles-nées ou, du moins, sont devenues aveugles si jeunes, à la suite d’ophtalmies ou de maladies confluentes, qu’elles n’ont conservé aucun souvenir de la lumière. Pour elles, le soleil est brillant, non point parce qu’il brille, mais parce qu’il est chaud. Quelques-unes sont là, parmi les pensionnaires ou parmi les religieuses, qu’un accident ou une action criminelle a frappées de cécité complète. En voici une dont les deux yeux sont pour ainsi dire enlevés : les paupières semblent se clore sur le vide. Lorsqu’elle était toute petite fille, elle possédait un pinson