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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/112

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apprivoisé qui était le plus charmant oiseau du monde ; la nuit, il dormait dans sa cage, mais tout le jour, il était près de sa jeune maîtresse, tantôt sur la tête, tantôt sur l’épaule ; il buvait au même verre qu’elle et lui prenait la becquée sur les lèvres. On s’extasiait surtout lorsque, voletant à hauteur du visage et faisant « le Saint-Esprit, » comme la bécassine en la saison printanière, il se maintenait en l’air à la même place en battant des ailes. Un jour, les yeux de l’enfant l’attirèrent, il y voulut goûter et les creva. En voilà une autre qui avait un coq familier ; elle le prenait dans ses petits bras, le berçait, le dorlotait, l’adorait ; quand la fillette parlait, le coq chantait, tous deux se comprenaient jusqu’à l’heure où le coq, se jetant sur le visage de l’enfant, lui arracha les deux yeux en deux coups de bec. Que les mères méditent ceci et qu’elles se rappellent que, si doux que soit un animal, il peut, à un moment donné, sous l’influence d’une impulsion que nous ne définissons pas, devenir dangereux. Au temps de ma première enfance, j’ai failli être aveuglé par « Caillard, » un perdreau privé qui venait à la voix de ma mère et la suivait. On tordit sans délai le col à Gaillard, et quand il eut suffisamment « attendu, » on le mit à la broche.

J’ai regardé une femme dont les yeux sont blancs ; un cercle à peine ombré dessine le contour de l’iris ; elle paraît avoir une cinquantaine d’années ; le visage est jaunâtre et, sur le front bombé, des, cheveux bruns sont traversés par quelques fils d’argent ; la bouche a une expression triste et presque amère ; le corps es maigre et osseux ; la saillie des poignets est excessive ; les doigts noueux sont très agiles en manœuvrant les aiguilles à tricoter. A-t-elle été jolie ? On le, prétend, il n’en reste plus trace. Elle avait vingt-trois ans et était recherchée en mariage par un garçon dont elle ne voulait pas. Il insistait, elle maintenait son refus. Un soir, il vint la trouver, le fusil sur l’épaule : « Veux-tu m’épouser, oui ou non ? — Non ! « Il se recula, épaula et fit feu. Toute la charge de plomb de chasse n° 8 frappa le haut du visage ; lorsqu’on eut ramassé la malheureuse, que l’on eut épongé le sang dont elle était inondée, on reconnut qu’elle était aveugle et que pour toujours elle était entrée dans la nuit. Devant la cour d’assises, le garçon ne se démentit pas : « Elle a beau être aveugle, je l’épouse tout de même si elle veut. » La pauvre fille ne jugea pas à propos d’accorder une main demandée de la sorte ; elle vint trouver les Sœurs de Saint-Paul et, depuis vingt-cinq ans, ne les a pas quittées. Elle est dans la maison, elle y restera, elle y mourra et n’y fera point profession, car la vie religieuse ne la sollicite pas.

Elle ne ressemble point, sous ce rapport du moins, à une sœur Marie-Emilie, dont on a conservé le souvenir et dont l’aventure fut