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De faire un vers avec triomphe
Il n’est rien là d’embarrassant ;
J’appellerai mon chien Sysiomphe
Au lieu de le nommer Charmant.


Je ne contestai point et je m’avouai vaincu. Tout l’ouvroir éclata de rire, et je reconnus combien il fallait peu de chose pour amuser des infirmes qui, par cela même qu’ils sont incomplets, restent toujours enfans par certains côtés.

Une sœur voyante et une sœur aveugle président aux travaux de l’ouvroir et le surveillent. Un seul genre d’ouvrage : le tricot. L’action de tricoter semble être devenue machinale ; on tricote sans y penser, comme on respire sans s’en apercevoir. Quatre jeunes filles ont chanté un quatuor composé, je crois, par l’une d’elles ; elles ont tricoté sans s’interrompre ; la sœur aveugle s’était rapprochée, indiquait la mesure par des mouvemens de tête et tricotait ; toutes les ouvrières, tournées vers les chanteuses, écoulaient et tricotaient. Elles vont au jardin, elles vont au réfectoire, elles gravissent les escaliers sans suspendre le jeu des aiguilles ; partout et toujours elles tricotent. Ce sont les sœurs aveugles qui enseignent le tricot ; il leur faut six semaines au plus pour former une tricoteuse émérite, rompue aux finesses du métier, aux mystères de la laine, au grain d’orge pour les bottons, au point de diamant, au point de nasse pour les châles, au point de marguerite pour les bordures de fantaisie, au point à côte pour les chaussettes, au point de gerbe pour les jupons. On a beau tricoter sans trêve, on gagne peu d’argent à cette besogne ; on peut dire, en langage d’économiste, que le tricot n’est point rémunérateur. L’entrepreneur fournit la laine et paie la façon. Pour une paire de bottines (0m,20 de hauteur) montant jusqu’à la naissance du mollet d’un enfant de dix-huit mois à deux ans : 0 fr. 15. Il faut quatre heures au moins à une tricoteuse habile pour en terminer le tricot ; mais l’ouvrage n’est pas achevé, car une voyante doit faire le point de crochet, attacher les boutons, former les boutonnières, coudre la bordure et disposer les houppettes de laine où de nompareille qui figurent ornement. Aussi, malgré l’assiduité au travail, malgré l’habitude prise de tricoter même pendant les heures de repos, l’ouvroir rapporte à la maison 1,200, l,300 francs par année au plus. C’est là la véritable malédiction qui pèse sur l’aveugle, surtout sur la femme aveugle : isolée, elle ne peut gagner sa vie ; c’est tout au plus si elle y arrive par l’association ; on peut affirmer que, sans les Sœurs de Saint-Paul, toutes celles que j’ai vues dans la maison de la rue d’Enfer mourraient de faim.