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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/114

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tellement vrai qu’à l’Institut des jeunes aveugles, le cachot de punition, le cachot noir, est une cellule où nul bruit ne peut parvenir. Je crois donc que la causerie doit toujours être permise ; l’aveugle y trouve une animation dont le travail profite. La musique est leur passion favorite, quelques-unes y excellent ; leur oreille a des délicatesses raffinées ; à la moindre note douteuse, on voit tous les visages se contracter. Une d’elles s’est mise au piano, une de ses compagnes s’est placée près d’elle avec un accordéon, qui était assez harmonieux ; le piano faisait l’accompagnement, l’accordéon chantait. Que chantait-il ? Un air de la Favorite, dont certainement on ignorait les paroles dans la maison des Sœurs de Saint-Paul. Une femme, âgée d’environ trente-cinq ans, est venue ensuite ; la figure est pâle, assez distinguée, de traits fins, déparée par deux yeux bleuâtres qui remontent sous la paupière supérieure. Elle a chanté une sorte de fandango qui avait des prétentions à la gaîté et qui devenait d’une tristesse morne en passant sur deux lèvres décolorées qu’attristait un sourire de contention dont le visage ne s’animait pas. La voix est juste, faible et surtout fatiguée. Après chaque couplet, il y a un léger mouvement de la tête, comme pour saluer un public dont on espère les applaudissemens. La pauvre fille est une virtuose déchue. Elle a été traînée de ville en ville ; elle a « fait » les bains de mer et les stations thermales ; on l’exploitait, elle donnait des concerts dont elle ne touchait point le produit. On l’annonçait sur des affiches, on la tambourinait : « la jeune artiste aveugle ! .. le phénomène musical ! .. » Quand, à force de chanter les grands airs et de « détailler » la romance, elle eut perdu sa voix, ou peu s’en faut, on l’abandonna dans la nuit de sa misère. La pauvre cigale, qui avait faim et froid, vint frapper de confiance à la maison de Saint-Paul ; la porte s’est ouverte et refermée sur elle. Désormais, et pour toujours, la malheureuse est à l’abri ; elle tricote, elle chante et regrette peut-être le temps où, sous la chaleur des becs de gaz, elle entendait la foule qui battait des mains lorsqu’elle avait « exécuté son morceau. »

On ne fait pas seulement de la musique, on fait aussi des vers. On m’a présenté la doyenne de l’ouvroir ; voilà quarante ans qu’elle y tricote ; elle avait sept ans lorsqu’elle y est entrée. Elle est lourde, contrefaite, de chair molle, avec deux gros yeux toujours immobiles et dont la cornée transparente est devenue opaque. Nous avons causé ensemble, et quand je lui ai accordé huit jours pour trouver une rime au mot triomphe, elle s’est récriée en déclarant que rien n’était plus facile. Lorsqu’au bout d’une semaine, je suis revenu visiter la maison, j’avais oublié cet incident ; mais on s’en souvenait dans l’ouvroir, et, avec quelque malice, on me remit le quatrain que voici :