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La maison n’est pas florissante, mais elle subsiste ; autant qu’elle le peut, elle fait place aux malheureuses qui viennent dire : Sauvez-moi. La plupart des pensions sont payées par des « bienfaiteurs, » car presque toutes les aveugles que j’ai vues là sont dénuées et ne sauraient où dormir si elles n’étaient accueillies au nom de celui qui fut aveuglé et éclairé sur la route de Damas. Le nombre des aveugles hospitalisées est singulièrement minime, lorsqu’on le compare au nombre de celles qui devraient être reçues dans cette maison construite pour elles et qui est le domaine de la cécité. Il existe en France cinquante mille aveugles ; en admettant que les femmes ne comptent que pour un tiers, il y en a dix-sept mille. Malgré l’Institut des jeunes aveugles, malgré les Quinze-Vingts, malgré certaines maisons religieuses qui en acceptent quelques-unes, le chiffre de celles auxquelles tout asile est fermé et dont la vie n’est qu’une infortune obscure est considérable. La maison de Saint-Paul serait pour celles-là un port assuré contre les naufrages de leur existence infirme ; comment y aborder, comment y saisir le repos si longtemps cherché, la sécurité vainement espérée, le pain de chaque jour si souvent introuvé ? C’est à peine si les prodiges d’économie opérés par les sœurs réussissent à nourrir les aveugles et à empêcher la communauté d’observer d’autres jeûnes que ceux de l’église. L’œuvre est très intéressante, elle est unique, elle n’abandonne pas celles qu’elle a adoptées ; la petite fille qui y est entrée bégayant encore peut y mourir centenaire, sans l’avoir jamais quittée, sous la robe à carreaux de l’ouvrière ou sous la robe noire de la religieuse, si, lasse de la cécité de sa matière, elle a voulu pénétrer dans les clartés de la foi. Là, l’hospitalité n’est point décevante, elle n’a ni limite d’âge, ni limite d’infirmité ; quelle que soit la maladie chronique ou transitoire qui frappe l’aveugle, la maison la garde et la soigne, car la maison est à elle et toute la communauté est pour la servir. Anne Bergunion, la fondatrice qu’encouragea le docteur Ratier, que soutint énergiquement l’abbé Juge, doit être satisfaite : malgré des temps mauvais, malgré des jours pervers, son œuvre s’est développée ; elle prospérera, car elle est admirable, et la charité privée a pour devoir de ne s’en éloigner jamais.


MAXIME DU CAMP.