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si l’on ne peut ouvrir les yeux de l’aveugle, il convient de lui ouvrir les horizons de l’esprit. Je voudrais lui mettre en main les voyages, l’histoire, les œuvres d’imagination, les contes, fût-ce ceux de Mme d’Aulnoy, les Mille et une Nuits, en un mot, tout ce qui l’arrache à son milieu et le transporte dans le monde du rêve, dans le monde idéal, où il trouvera l’oubli momentané de sa lamentable existence. Lorsqu’à l’Institut des jeunes aveugles, on lisait les Aventures du capitaine Hatteras, les enfans étaient haletans d’émotion ; pendant quelque temps du moins, ils échappaient à eux-mêmes, Les aveugles qui ont entendu lire Robinson Crusoë y pensent sans cesse ; ils s’en vont au milieu des océans, à travers les îles désertes et trouvent dans leurs rêveries des satisfactions que la vie leur a refusées. Il serait donc bon d’être très large dans la sélection et de se laisser guider plus par les besoins intellectuels de l’aveugle que par la congrégation de l’index.

Dans cette industrie, qu’elle peut, je crois, facilement développer, la maison de Saint-Paul récolterait des ressources qui ne lui seraient point inutiles, car elle est pauvre, très pauvre. Lorsque je l’ai visitée, elle contenait soixante-six aveugles : sur ce nombre, vingt jeunes filles paient une pension de 300 à 400 francs ; douze une rétribution de 100 à 200 francs ; quatre reçoivent un secours des Quinze-Vingts et huit obtiennent 10 francs par mois des bureaux de bienfaisance ; si à ces sommes nous ajoutons un maximum de 1,300 francs produits par l’ouvroir, nous n’arriverons pas à un total de 12,000 francs. C’est plus que la misère, c’est l’impossibilité matérielle de vivre. Comment faire ? On s’adresse à la charité privée. La communauté n’a point de quêteuse et ne peut en avoir ; tout son temps est pris par les soins multiples qu’exigent les aveugles. Si elle quitte la maison pour aller à la provende, les infirmes pâtiront et le but même de l’œuvre ne sera plus atteint. Cependant il est nécessaire de frapper de porte en porte et de tendre la main : Pour les pauvres aveugles, s’il vous plaît ! Ici, comme partout où il y a du bien à faire, je retrouve la femme parisienne, la femme du monde qui semble s’efforcer d’obtenir le pardon de sa grâce et de sa fortune, que rien ne lasse lorsqu’il s’agit de secourir les malheureux, que rien n’arrête quand la misère l’appelle. A côté de l’Œuvre des Sœurs de Saint-Paul fonctionne une agrégation de femmes charitables qui sollicitent les dons, recueillent les offrandes et attirent des dames sociétaires dont la souscription est de 24 et même de 6 francs par année. Grâce à ce concours, grâce, une fois de plus, à la bienfaisance, les filles aveugles ne sont pas jetées au hasard de la voie publique. J’ai déjà dit cela pour d’autres ; qui est-ce qui se répète ? Est-ce moi ! Non, c’est la charité.