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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/204

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du sud et de passer par Saraks. Puisqu’il est admis d’ailleurs que Saraks est le point de départ de toute marche vers les Indes, dire après cela que la possession de Merv modifie la situation, c’est tenir ce raisonnement : Un corps de troupes parti de Rouen, pour se rendre à Lyon par Paris, sera très avancé si on lui prépare des logemens à Nancy. La vérité, c’est que la route des Indes a été fort compromise le jour où l’on a souffert l’établissement des Russes à Askabad et la construction de leur chemin de fer entre la Caspienne et l’Akkal-Tekké ; il ne tient qu’à eux de pousser leurs avantages vers Saraks et d’y conduire la voie ferrée, au moyen d’arrangemens avec la Perse sur la dévolution des territoires vagues qui bordent les montagnes frontières. L’occupation de Merv ne leur donne rien de plus, si ce n’est une garantie contre les hordes turbulentes qui auraient pu les prendre à revers.

Les Anglais au courant de ces questions savaient tout cela depuis trois ans ; ceux-là, comme on dit vulgairement, avaient fait leur deuil de Merv : voilà pourquoi ils ont accueilli avec tant de philosophie la nouvelle qui nous occupe. Leurs appréhensions et leur zèle se sont reportés sur Saraks, et le Journal de Saint-Pétersbourg, en enregistrant l’annexion de Merv, s’empresse de leur déclarer que la Russie n’a aucune intention d’occuper Saraks. Nous croyons très volontiers à la bonne foi de la feuille officieuse, mais nous nous rappelons que les routes de l’Asie centrale sont pavées d’intentions semblables, et il nous souvient d’avoir vu dans le même journal les mêmes déclarations répétées naguère au sujet de Merv ; il en sera de celles-ci ce qu’il en a été des précédentes. Nous ne le disons pas par ironie, mais pour constater une loi mystérieuse, supérieure à tous les calculs des hommes, fatale comme la loi qui précipite l’eau sur les pentes : partout où la civilisation se trouve en contact avec la barbarie, celle-là est condamnée à marcher de l’avant ; en tout pays on peut dire d’une manière générale que ce sont les colonies qui engagent la métropole, parfois contre son gré et à son insu. Nous le savons par notre propre expérience en Afrique, où chaque pas a nécessité le suivant. Sans doute l’humeur conquérante s’en mêle, et si les occasions ont fait violence à la Russie, la violence lui a été douce ; mais, de l’autre côté des montagnes, la même force secrète poussait l’Angleterre, jusque sous le gouvernement des whigs les plus timorés. Rien de plus curieux à cet égard que l’histoire de l’Inde. Déjà Fox et Pitt désavouaient les entreprises de la « Compagnie ; » le dernier faisait passer un bill qui défendait sévèrement toute conquête nouvelle et même toute alliance avec les rajahs indépendans, sauf en cas de défense inévitable ; il fallut se défendre, c’est-à-dire avancer, jusqu’au Népaul, jusqu’à Kachmir. Une fois là, il fallait encore se défendre contre les Afghans, et par conséquent entrer chez eux. On sait si le sentiment public, qui gouverne