Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais s’il était moins philosophe que Sancho, il avait dans l’âme une générosité de sentimens qui a toujours manqué à la famille des Pança. Ce fut l’amour qui le consola. Cet homme des liaisons faciles avait le cœur tendre, il a connu la grande passion, celle qui accomplit des miracles. Comme don Quichotte, il s’est piqué de prouver qu’on peut aimer une femme durant de longues années sans la revoir un seul jour. Il avait placé ses affections en plus haut lieu que le chevalier de la Triste Figure. Sa Dulcinée était gracieuse et belle ; on vantait la finesse de son teint, la douceur de ses yeux, le charme enchanteur de sa voix. C’était la fille d’un de ces négocians de l’Alameda, qu’il tenait en médiocre estime. Elle répondait à ses transports par une froide bienveillance ; la famille ne voulait pas de lui, on avait décidé que cet apôtre du gai savoir ne pouvait être un mari sérieux. Il passa neuf ans loin de cette maîtresse adorée, il lui adressait de Madrid des sonnets où il lui disait : « Dans tes bras un désert me suffirait ; il ne me faut qu’un lit, une source et un palmier. » Elle finit par se rendre à une constance si obstinée, les parens cédèrent ; on s’épousa peu de temps après qu’il eut perdu son gouvernement de Séville. A peine fut-elle à lui que ce grand amour, qui avait jeté des flammes si vives, s’éteignit subitement et fut remplacé par une paisible et fidèle amitié. Estebanez vécut après son mariage comme avant. C’était un mari vieux garçon. Il avait obtenu une place dans l’administration du sel. Il partageait son temps entre son bureau, ses livres dont il encombrait jusqu’aux coussins de son lit, ses manuscrits arabes, les combats de taureaux, les fêtes populaires et les danseuses. De son côté, sa femme en prenait à son aise ; elle ne se croyait pas tenue de lire ses vers et d’admirer sa prose, et il n’avait garde de l’exiger. On ne s’en aimait pas moins. Elle avait apporté en dot la tolérance, il apportait la bonne humeur. En faut-il beaucoup plus pour faire un heureux ménage ?

Mais cet épicurien andalous, ce don Quichotte gras avait une autre dulcinée qui lui donnait bien des chagrins et à laquelle il fut fidèle en dépit de tout. Jusqu’à son dernier soupir, sans que sa passion se refroidit un seul jour, il aima l’Espagne avec idolâtrie. Quand ils sont Espagnols, les bons vivans eux-mêmes ont leur coin d’imagination romanesque, leur chimère, leur folie dont ils se font une maîtresse, et ils seraient capables de brûler leur maison pour embrasser leur dame. Don Quichotte voulait remettre en honneur la sainte institution de la chevalerie errante. Comme lui, Estebanez espérait l’impossible. Il rêvait de ressusciter une morte, de voir renaître avec toutes ses gloires et tous ses prestiges l’Espagne d’autrefois, celle qui domina le monde et dont l’empire était si vaste que le soleil ne s’y couchait pas. En vain les événemens donnaient de cruels démentis à son attente ; rien ne pouvait le dégoûter de son utopie, qui lui était