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page que M. Deschanel regrettera certainement de ne pas avoir citée, d’abord parce qu’elle est curieuse, et ensuite parce qu’elle autorise de l’opinion d’un grand poète une des idées capitales du livre de M. Deschanel.

« Racine dut être le premier poète que M. de Schlegel ne put comprendre, car ce grand poète se présente déjà comme le héraut des temps modernes près du grand roi avec qui commencent les temps nouveaux. Racine est le premier poète moderne, comme Louis XIV fut le premier roi moderne. Dans Corneille respire encore le moyen âge. En lui et dans la fronde râle la voix de la vieille chevalerie qui pousse son dernier soupir ; aussi le désigne-t-on quelquefois comme un poète romantique. Mais dans Racine, les sentimens et les poésies du moyen âge sont complètement éteints ; il ne réveille que des idées nouvelles ; c’est l’organe d’une société neuve. On voit éclore dans son sein les premières violettes du printemps qui ouvre notre jeune âge, on y voit même les bourgeons des lauriers qui s’épanouissent plus tard si largement. Qui sait combien d’actions d’éclat jaillirent des vers tendres de Racine ? Les héros français qui gisent enterrés aux Pyramides, à Marengo, à Austerlitz, à Iéna, à Moscou, avaient entendu les vers de Racine, et leur empereur les avait écoutés de la bouche de Talma. Qui sait combien de quintaux de renommée reviennent à Racine sur la colonne de la place Vendôme ? Euripide est-il un plus grand poète que Racine ? C’est ce que j’ignore, mais ce que je sais, c’est que ce dernier fut une source vivante d’enthousiasme, qu’il a enflammé le courage par le feu de l’amour, et qu’il a enivré, ravi et ennobli tout un peuple. Qu’exigez-vous de plus d’un poète ? »

Si maintenant, rabattant un peu de ce lyrisme permis aux poètes, et précisant la pensée d’Henri Heine, vous voulez mesurer plus exactement la portée de cette révolution, considérez seulement ce que la littérature des passions de l’amour est devenue depuis deux cents ans. Il vous semblera de ce point de vue que toute une large part de notre poésie moderne, presque tout le théâtre, enfin tout le roman, procèdent de Racine ; et il vous semblera bien. C’est un initiateur que Racine ; un inventeur, si l’on place l’invention où elle doit être placée, bien autrement fécond que Corneille ; et un initiateur dont l’influence n’a pas été contenue dans les bornes de sa propre patrie, mais s’est véritablement exercée sur la littérature moderne tout entière. Oui ! depuis Racine, dans toute histoire d’amour, en quelque langue qu’elle soit écrite, vibre, encore aujourd’hui, quelque chose de l’accent passionné des héroïnes de Racine. Il est bien le maître, et il est bien le guide. Toutes ces fictions tragiques ou charmantes qui nous ont tour à tour doucement ému ou délicieusement torturé, c’est de lui qu’elles nous viennent, c’est à lui que nous les devons, et il semble qu’elles soient d’autant plus voisines de la vérité même qu’elles nous rap-