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est obligée de se reconnaître au milieu de tout cela ; elle ne se reconnaît pas toujours. Elle vit laborieusement comme un grand empire qui se défend sans avoir une direction bien assurée, sans savoir ce qui lui arrivera. La Russie, à son tour, est travaillée par les passions révolutionnaires qui, si elles triomphaient, détruiraient tout, — qui, même en étant vaincues et refoulées, restent assez puissantes pour embarrasser et paralyser un gouvernement réduit à se frayer un chemin à travers les conspirations. La maladie est assez universelle, nous le voulons bien. La France est malade comme les autres nations, avec cette différence, toutefois, que les autres pays gardent encore quelque point fixe, une certaine force de préservation, tandis que la France, dans la situation qu’on lui fait aujourd’hui, n’a plus rien pour la retenir. Elle va à l’aventure, entraînée par la présomptueuse ignorance des uns. par l’imprévoyance des autres, livrée à des majorités parlementaires qui se croient tout permis et à des ministères qui croient de leur devoir ou de leur intérêt de céder à toutes les passions, à toutes les fantaisies. Il y avait le sénat qui pouvait, jusqu’à un certain point, être un dernier frein. Le sénat a de belles discussions et des votes contradictoires. Ce qu’il repoussait il y a quelques semaines comme un danger public dans la loi sur les syndicats ouvriers, il vient de l’admettre à une lecture nouvelle sous une autre forme. Le sénat n’a point, à ce qu’il paraît, une force de résistance inépuisable, il a cédé lui aussi au courant. Nos maîtres du jour, ceux qui nous représentent et nous gouvernent, savent ils où ils vont, où ils nous conduisent ? Ils n’éprouvent pas même le besoin de le savoir, de s’interroger de temps à autre et de regarder derrière eux, ne fût-ce que pour mesurer le chemin qu’ils ont fait. Ils vont toujours, sans s’apercevoir que, par leurs lois et leurs abus de domination, par leurs entraînemens et leurs impérities, ils décomposent un grand pays, ils atteignent la France dans tout ce qui a fait jusqu’ici sa puissance : dans son organisation, dans son travail, dans ses forces morales comme dans ses forces matérielles, dans sa civilisation libérale comme dans ses finances. Ils ne savent pas ce qu’ils font. Voilà le malheur !

Certes si, dans tout ce qui s’est fait depuis quelques années, depuis que les républicains à brevet ont entrepris de façonner une France à leur image, si dans tout cela il y a une œuvre particulièrement marquée de l’esprit d’aveuglement, c’est cette guerre aux choses religieuses qui recommence sans cesse, qui se poursuit sous toutes les formes, par la ruse ou par la violence. Ah ! si nous vivions dans un temps où l’église menaçât d’asservir l’état, où les influences sacerdotales fussent un péril pour la société civile, on comprendrait encore la lutte avec ses ardeurs, avec ses inévitables emportemens ; mais on n’en est plus là apparemment. La société moderne est assez puissante pour n’avoir