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constatait lui-même avec regret combien des conseils prudens avaient de peine à se faire écouter. « Vous m’avez écrit trente lettres, écrivait-il à la maréchale, par lesquelles vous voulez qu’on ramène l’armée de Bavière en France ; il n’a pas passé un chat à Strasbourg à qui vous n’ayez parlé sur ce ton… Dispensez-vous de dire votre avis sur une matière sur laquelle on ne vous consulte pas. Lamothe (sans doute quelque aide-de-camp du maréchal, en passage à Versailles), est votre héros parce qu’il a épousé vos sentimens et qu’il les débite en dépit du bon sens et de la raison… Lamothe est attaché à mon frère et en parle fort bien ; mais il est fou et de la dernière imprudence, et il lui arrivera tape-chut pour tenir ici successivement les mêmes discours qu’il vous a tenus. Je fais ce que je peux pour le faire taire, il n’en parle que plus fort et en même temps ne veut plus servir qu’en Flandres, comme tous les autres… Au nom de Dieu, soyez discrète, mandez-moi ce que vous voudrez, mais taisez-vous avec le public et les passans… J’ai écrit à mon frère que, quoique ce fût votre avis et celui de toute l’armée de revenir en France, je le priais de ne point se laisser aller au dégoût, et qu’il devait au roi obéissance. Du reste, le roi va régner, il a bien débuté ; c’est la moitié de la chose que de bien commencer[1]. »

Ne suivant qu’à regret et à moitié les avis de son frère, le maréchal s’était pourtant borné à demander qu’on l’autorisât à rester tout l’hiver strictement sur la défensive. Campé autour de Straubing, en avant de Munich, entre l’Isar, l’Inn et le Danube, il ne voulait faire que les opérations nécessaires pour maintenir sa gauche en communication avec la citadelle d’Égra et ravitailler régulièrement cette place, dernier point occupé par les armées françaises en Bohême. Cette réserve prudente, pleinement justifiée d’ailleurs par les habitudes militaires du temps, ne pouvait qu’être approuvée à Versailles. Mais il s’en fallait bien qu’elle rencontrât le même assentiment à Francfort auprès de l’empereur, qui, n’ayant pas de cesse qu’il n’eût recouvré l’intégrité de son électoral, aurait voulu à toute force qu’une pointe fût poussée sur-le-champ pour reconquérir la ville de Passau et quelques autres dépendances de la Bavière encore détenues par les Autrichiens. Il offrait pour cette entreprise le concours de ses troupes impériales, dont il portait le chiffre à 35,000 hommes, tous payés d’ailleurs par des subsides français. Le maréchal s’y refusait, n’ayant aucune confiance (il le disait tout haut) dans cet effectif imaginaire, pas plus que dans le talent du général Seckendorf, qui en avait le commandement. « Il n’y a pas là plus de 15,000 hommes à mettre en campagne, disait-il, et encore ne valent-ils pas mieux que nos milices. » De là une

  1. L’abbé de Broglie à la maréchale. (Papiers de famille, passim.)