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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/33

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pouvait être justifiée par l’événement, l’effet moral, au premier moment et avant le résultat obtenu, devait être fâcheux. Comme dans toute partie hardiment jouée quitte ou double, il y aurait un moment d’angoisse et d’incertitude. La retraite, tant qu’on ne saurait pas où elle tendait, aurait aux yeux de spectateurs déjà malveillans l’apparence d’une fuite. L’empereur, obligé de se retirer en hâte dans les bagages de l’armée française, allait pousser des cris de désespoir et peut-être se jeter à l’aveugle dans les bras toujours ouverts de l’Angleterre. Nul ne savait non plus ce que ferait ou penserait Frédéric quand il se verrait laissé seul en tête-à-tête en Allemagne avec Marie-Thérèse. C’était donc une résolution des plus graves, à peser par des considérations autant politiques que militaires, de celles, en un mot, qu’il n’appartient pas à un général de prendre de son chef, mais qu’un souverain digne de ce nom a seul le droit de lui commander.

C’était le cas de voir si Louis XV était ce souverain-là : il voulait bien et on espérait bien qu’il allait l’être ; mais, en ce genre, ni les vœux, ni les espérances ne suffisent. Quand les nouvelles des désastres de Bavière et les dépêches du maréchal de Broglie lui arrivèrent, elles le trouvèrent non pas encore dégoûté, mais étourdi du poids des affaires. Sa bonne volonté durait toujours, bien que quelques connaisseurs crussent déjà remarquer chez lui des traces visibles de distraction et d’ennui, surtout pendant les longues séances du conseil. Mais, en réalité, pour un souverain novice, la situation devenait singulièrement critique. D’une part, en effet, le maréchal de Noailles ne se décidait qu’à regret à envoyer en Bavière une partie de ses meilleures troupes ; il écrivait lettre sur lettre pour demander qu’on l’en dispensât et quand, enfin, il dut s’exécuter, les corps dont il se sépara, convaincus qu’on les envoyait périr dans une terre maudite, se mirent en rumeur et donnèrent des signes d’indiscipline. Un régiment même (celui qu’on appelait le régiment des vaisseaux) entra un moment en pleine rébellion. D’un autre côté, le ministre impérial, à Paris, le prince de Grimberghe, assiégeait rois, ministres et courtisans de ses récriminations contre le maréchal de Broglie, qu’il accusait ouvertement de trahison, et il annonçait hautement que, si son maître n’était pas mieux traité, il quitterait la partie et ferait sa paix à lui seul. Entre ces pressions opposées le pauvre roi perdait le sens : a La Bavière me tourne la tête, » écrivait-il avec désespoir, et, à cet aveu, déjà naïf, il ajoutait cette confession plus sincère encore : « Je ne suis pas plus spirituel que cela ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je fais de mon mieux[1]. »

  1. Le roi au maréchal de Noailles, 4 juin 4743. — Rousset, t. I, p. 97. — Plusieurs mémoires existant au ministère de la guerre attestent la résistance que mit le maréchal de Noailles à envoyer le renfort réclamé par le maréchal de Broglie. — Chambrier au roi de Prusse, 17 juin 1743. (Correspondance interceptée. Ministère des affaires étrangères.)