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Le nouveau plan du maréchal de Broglie, tombant au milieu de cette confusion, ne fit que l’accroître. Le roi porta les dépêches sur-le-champ au conseil, qui se trouva divisé, ce qui n’est point surprenant, vu la gravité de l’affaire et attendu qu’il l’était déjà sur toutes les autres. Frédéric, dans ses Mémoires, fait de cette petite assemblée un portrait comique à sa manière : il prétend que personne n’y savait son métier, que la guerre y était confiée à un robin, disciple de Cujas et de Bartole, et les finances à un ancien capitaine de dragons, tandis que le ministre des affaires étrangères, Amelot, imitait maladroitement le patelinage du cardinal de Fleury, « comme une fille bossue peut imiter la danse lascive d’un premier sujet d’opéra[1]. » Des caricatures ne sont pas des portraits. La suite devait faire voir que d’Argenson n’était pas un ministre de la guerre incapable, ni Orry un financier sans habileté. Mais la vérité est que la direction manquait à ce conseil sans tête, où l’on sentait (chose à laquelle on se serait difficilement attendu) le vide laissé par la disparition de Fleury. Si l’action du vieillard était débile, au moins elle était unique, et son extrême jalousie du pouvoir avait l’avantage d’en concentrer l’exercice. Après lui, l’unité avait disparu sans que la vigueur eût rien gagné : c’était, dit ici plus justement Frédéric, un « gouvernement mixte qui naviguait sans boussole sur une mer orageuse et n’avait pour système que l’impulsion des vents. » Cette fois, l’orage étant fort et naissant précisément de la contrariété des vents, les opinions se partagèrent aussi et se combattirent, et tout fait croire qu’il y eut, sur la décision à prendre, une de ces discussions qui devenaient parfois si violentes et si bruyantes, que, suivant un témoin oculaire, on n’aurait pas entendu Dieu tonner[2].

Le résultat fut que la majorité étant indécise, on prit un système mixte qui, voulant ménager toutes les chances, réunit, comme c’est l’ordinaire des compromis, tous les inconvéniens sans aucun des avantages des deux partis en balance. Ordre fut donné à Broglie de tenir bon à Ingolstadt tant qu’il pourrait et de reprendre, s’il le pouvait, l’offensive en refoulant de nouveau les Autrichiens. Mais la dépêche qui lui portait cette instruction prévoyait elle-même le cas où il lui serait impossible de l’exécuter ; et dans cette hypothèse, aussi admise d’avance, elle indiquait ce qu’il y aurait à faire pour

  1. Frédéric, Histoire de mon temps, chap. III. La comparaison d’Amelot avec une danseuse a disparu du texte définitif. — D’Argenson, Journal, t. IV, p. 164. — Chambrier affirme qu’Amelot ne cessait d’être du parti du maréchal de Broglie, tandis que les lettres de Tencin font voir que le cardinal lui était très opposé.
  2. Le comte d’Argenson au maréchal de Broglie, 13 juin 1743. (Ministère de la guerre.) — Camille Rousset, Correspondance de Noailles, t. I, p. 97.