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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/404

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si dans une œuvre quelconque ont été observées les lois générales de l’esprit humain et, en particulier, une loi qui règne, nous l’allons voir, dans la poésie comme dans l’art.


II

On peut dire que la poésie considérée comme art n’a jamais été, dès les premiers temps du monde, qu’un effort pour arriver à la précision, et qu’à l’origine les divers genres de poésie ne furent créés que pour enserrer la pensée, pour captiver cette vagabonde et la soumettre à de certaines lois que de clairs et naïfs génies ont d’abord reconnues comme les plus capables de charmer l’esprit. Dans les premiers âges, les hommes ont dû faire bien des récits héroïques longs, diffus, sans règle et sans fin, quand un homme mieux doué que les autres, un Homère, par exemple, s’avisa de contenir ces verbeuses inspirations qui allaient à l’aventure, de les enfermer dans un sujet unique, d’y ramener les épisodes qui s’égaraient, de tout diriger vers un dénoûment. Le poème épique est une narration dont on a élagué tout le superflu, pour ne conserver et mettre en belle lumière que ce qui soutient l’intérêt. Il en fut de même du drame. De bonne heure, les hommes se divertirent à présenter en dialogues improvisés une action ou divine ou humaine, quand l’art peu à peu retrancha de ces libres improvisations tout ce qui n’allait pas au fait, les scènes non nécessaires et les vaines paroles, jusqu’au moment où, de progrès en progrès, c’est-à-dire de retranchement en retranchement, il n’ait plus gardé que la vraie substance du drame et qu’il ait produit à la longue, par ces éliminations successives, le chef-d’œuvre de la simplicité et de la précision tragique, l’Œdipe roi. On peut se figurer ce lent travail des siècles par ce que nous voyons encore faire autour de nous. Quand un directeur de théâtre reçoit une pièce nouvelle, il en fait retrancher des scènes ou abréger le dialogue, il taille, il émonde, avec la serpe ou même avec la hache, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la partie vivante où circule la sève utile et qu’enfin soit tombé tout ce qui est inerte, infécond et luxuriant. Et même quand cette pièce ainsi réduite a été plus ou moins goûtée du public, si on la reprend quelques années plus tard, on s’aperçoit qu’il faut retrancher encore, et à cette nouvelle représentation n’arrive-t-il pas qu’une pièce en cinq actes soit réduite à deux ? Bien plus, si le dialogue, quoique juste, est un peu mou, c’est-à-dire peu précis, n’appelle-t-on parfois à l’aide un des maîtres de l’art, un homme expert en style dramatique, pour jeter çà et là dans la pièce de ces phrases nettes et frappantes qui résument vivement une situation,