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physiques et morales, c’est la poésie même. Aussi le plus ancien des poètes, Homère, sans théorie apparemment, sans science, sans réflexion peut-être, a-t-il du premier coup, dans la pure naïveté de son génie, donné sur ce point l’exemple, tant cette loi de la précision dans l’art s’impose naturellement. On peut même dire qu’il posséda tout d’abord cette qualité au suprême degré, pour avoir eu le génie poétique au degré suprême, ou bien que, pour avoir été le plus précis des poètes, il passe pour le plus grand. Homère, en peignant les sentimens de ses personnages, a le même souci de l’exacte définition que nous avons plus haut remarqué chez le peintre Timomaque dans son tableau de Médée. Qu’on nous permette de rappeler seulement un ou deux passages de l’Iliade et de l’Odyssée, des vers que nous choisissons à dessein parmi les plus célèbres et les plus connus, pour être dispensé de longs récits, en nous confiant aux souvenirs du lecteur. Qui peut avoir oublié cette scène à la fois si pathétique et si noblement familière où Hector, allant au combat et peut-être à la mort, s’entretient avec Andromaque, qui le supplie de ne pas sortir des murs ? comment le tendre héros, voulant embrasser son petit Astyanax effrayé par la crinière du casque, dépose son casque sur la terre, et, après avoir levé dans ses bras l’enfant pour appeler sur lui la protection des dieux et la gloire, le remet sur le sein de sa mère, qui pleure et sourit ? Si Homère s’était contenté de montrer Andromaque pleurant, la scène aurait pu paraître juste ; s’il l’avait montrée souriant, la scène eût encore paru vraisemblable et charmante. Mais en la représentant, dans cette circonstance terrible pour l’épouse et douce pour la mère, à la fois avec des larmes et un sourire, il a distingué la scène de toute autre plus ou moins pareille, et c’est cette précision, que la grâce de l’expression δαϰρυόεν γελάσασα (dakruoen gelasasa) rend plus précise encore, qui fait que le vers s’est fixé dans l’imagination des enfans et des hommes.

On pourrait nous objecter qu’il est dans Homère des vers délicieux qui n’ont rien à démêler avec la précision et dont le charme, dit-on, tient au vague de l’expression ou de l’image ; on pourrait, par exemple, nous citer ce passage de l’Odyssée où Ulysse, depuis si longtemps éloigné de sa patrie, « désire voir la fumée qui s’élance au-dessus de son cher pays[1]. » En effet, l’image et le sentiment qu’elle recouvre ont quelque chose de mystérieux et d’indéterminé, mais le vers ne paraît vague qu’à celui qui n’en a pas bien pénétré le sens. Il renferme, au contraire, une très fine observation

  1. Odyssée, I, 58. Ce vers avait frappé les Grecs et devint proverbe. On disait couramment d’un expatrié, « qu’il désire voir la fumée d’Athènes. » (Philostrate, Images, I, 15)