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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/409

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requis de faire de ces mots pour d’augustes personnes, et quand, dans leur première rédaction, ils n’avaient pas une rigueur parfaite, on le priait de les refaire, jusqu’à ce qu’ils répondissent exactement à l’intérêt ou à la passion du moment et que leur rapide précision pût les faire voler à travers la France.

Si la précision est le nerf de ce qui est fort, elle est aussi la grâce de ce qui est délicat, La délicatesse ne mérite son nom que si elle définit un sentiment avec une si juste mesure qu’un mot de plus, un mot de moins, la feraient également évanouir. Bien qu’elle soit de nature si déliée qu’elle échappe à l’analyse et ne peut être que sentie, disons qu’elle est ce qu’il y a de plus fin dans la justesse, quand il s’agit des choses de l’âme. Un exemple fera comprendre ce que la critique ne peut exprimer clairement. Quand la Phèdre de Racine, honteuse de son amour, ne veut pas révéler à OEnone qui l’interroge le nom de celui qu’elle aime, et que de proche en proche OEnone finit par le deviner et s’écrie : Hippolyte, grands dieux ! Phèdre répond : C’est toi qui l’as nommé. Schiller traduisant Racine, appuie plus qu’il ne faut et fait dire à Phèdre : « C’est toi qui l’as nommé, ce n’est pas moi. » Tout le monde sentira la différence. Racine a été délicat et Schiller a cru l’être. Il convient ici de remarquer à la décharge du poète allemand que déjà Euripide avait mis dans la bouche de Phèdre cet indiscret complément. Seul le poète français a senti par le plus sûr instinct qu’il y avait là quelque chose qui excédait la vérité et, sans se laisser entraîner par l’imitation du grand tragique grec, il a ramené le sentiment à sa vraie nuance. Petites et subtiles sont ces observations, je le veux bien ; mais le lecteur qui ne se soucie point d’en faire de pareilles pour son propre compte en lisant les poètes, et qui professe d’être insensible à ces nuances de délicatesse, celui-là fera bien de lire autre chose que Racine.

Puisqu’il nous faut, dans cette étude de psychologie esthétique, nous mettre au-dessus du dédain qui s’attache aujourd’hui à de semblables remarques, allons plus loin et osons montrer que, chez Racine, les choses en apparence les plus insignifiantes ont du prix par la justesse précise de l’observation morale. Le public ne sait plus, parce qu’il n’a plus le temps d’y regarder de si près, jusqu’où va sur ce point l’attention de notre poète. Ainsi, lorsque dans un récit un personnage appelle son interlocuteur par son nom, ce qui est fort ordinaire dans la tragédie comme dans la conversation, ce nom jeté dans le vers et qui ne semble destiné qu’à le remplir, est au contraire chez Racine un trait de sentiment, et on regretterait qu’il n’y fût pas. Quand Esther raconte à sa compagne que, dans le célèbre concours pour la beauté, elle a comparu devant Assuérus, devant la redoutable majesté du roi des rois, et qu’elle dit :