Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/462

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cependant on cite en opposition à ce jugement un arrêt de la cour de Paris, rendu le 21 février 1873. M. Sauvage, auteur du livret de Gille et Gillotin, voulait que cet opéra-comique vît le jour ; M. Thomas, auteur de la musique, voulait qu’il restât dans les cartons : la cour donna gain de cause à M. Sauvage. On rappelle cet arrêt ; on en conclut que, l’autorisation de l’un des auteurs suffit pour qu’une pièce soit représentée.

Après ces documens, il est inutile de fouiller la jurisprudence ; on n’y trouvera pas de décisions qui paraissent plus contraires que celles-là : en effet, si l’interprétation que l’on donne de l’une et de l’autre est exacte, elles sont purement contradictoires. Notons, d’ailleurs, que l’une et l’autre est conforme à l’absolue justice.

Qu’une maison appartienne à deux maîtres, et que l’un veuille la donner à bail, tandis que l’autre s’y refuse, cette maison devra être mise aux enchères et le prix de la vente partagé entre les deux : « Nul n’est tenu de rester dans l’indivision. » Mais la propriété d’un ouvrage de l’esprit est et demeure indivisible : la licitation en serait barbare. Le droit de chaque auteur sur l’œuvre commune est égal au droit de l’autre et ne saurait cesser d’être entier. C’est affaire à l’opinion de démêler si la Chanoinesse doit davantage à M. Cornu, son inventeur, ou bien à M. Scribe ; les Danicheff, à M. de Corvin ou bien à M. Dumas fils. M. Cornu, à ce qu’on assure, avait composé un mélodrame plein d’horreur et très long ; M. Scribe a tiré de ce fatras un vaudeville joyeux et très court. M. de Corvin, si j’en crois son adversaire, avait écrit un ouvrage dont le titre est presque indicible, — de Chava à Chava, — et dont l’intérêt se perdait aussitôt après le premier acte, le héros étant mort, dans des questions d’héritage ; M. Dumas fils a modelé ce chaos en forme de drame et tout Paris a battu des mains. M. Cornu, au théâtre, est un pauvre sire, et M. Scribe un demi-dieu ; M. de Corvin est l’auteur de la Princesse Borowska, et M. Dumas est M. Dumas. A des présomptions naturelles joignez des légendes de coulisses ou les indiscrétions d’un avocat, vous pourrez faire la part de chaque auteur dans votre estime : celle d’un Cornu ou d’un Corvin sera petite ; celle d’un Scribe ou d’un Dumas sera grande, soit ! Mais, s’agit-il des droits du plus faible et du plus fort sur l’œuvre commune, ils sont égaux. M. Scribe ou M. Dumas serait mal venu à vouloir amplifier le sien par la raison fameuse : Quia nominor leo ! MM. Cornu et de Corvin, admis au rang de collaborateurs par des maîtres, sont ici leurs pairs. Le moyen, je vous prie, d’établir un autre régime ? Avec quelle balance faire le départ de ce qui appartient matériellement à celui-ci et à celui-là ? Il faut bien que celui-ci et celui-là, même différens en mérite, soient pareils en droits : il le faut de toute nécessité. On ne dit pas que deux auteurs aient fait deux fractions inégales de drame, dont la somme forme un entier, on dit qu’ils ont fait un drame.