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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/531

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sous par jour. Il avait refusé cette grâce à la reine mère, qui, apparemment, ne l’avait demandée qu’en prose[1]. »

Dès lors tout fut oublié. Frédéric, ne craignant même plus les explications, eut l’art de persuader à l’offensé que le tour qu’il lui avait joué, loin de devoir être pris en mauvaise part, ne faisait qu’attester l’excès de son amitié et son désir ardent de le garder à sa cour. Il lui arracha même la promesse qu’il reviendrait le plus tôt possible, pour ne plus quitter. « Choisissez, lui dit-il, appartement ou maison, réglez vous-même ce qu’il vous faut pour l’agrément et le superflu de la vie,.. vous serez toujours libre et entièrement maître de votre sort. Je ne prétends vous enchaîner que par l’amitié et le bien-être[2]. »

Mais, en attendant le retour d’un ami si cher, il fallait bien se résigner et se préparer à son départ. Le mot d’ordre fut donné d’éblouir Voltaire, pendant ces derniers jours, par une profusion de coquetteries sans conséquence et de politesses, à la vérité, toujours étrangères à la politique. « Tout, ici, est tranquille, écrit Hyndford à Carteret, et le roi de Prusse ne semble plus occupé qu’à préparer des opéras et des bals. M. Voltaire est revenu ; il est constamment avec Sa Majesté prussienne, qui semble décidée à lui donner la matière d’un poème sur les divertissemens de Berlin. On ne parle que de Voltaire. Il lit des tragédies aux deux reines et aux princesses jusqu’à les faire fondre en larmes, il dépasse le roi lui-même en verve satirique et en saillies extravagantes. Personne ne passe pour un homme bien élevé s’il n’a pas la tête et les poches pleines des compositions de ce poète et s’il ne parle pas en vers. J’espère cependant que Votre Seigneurie m’excusera si je prends la liberté de l’assurer, sur le ton de mon refrain ordinaire (in humming), que j’ai l’honneur, etc. »

Le même Hyndford raconte pourtant que, quelque soin que mît Frédéric à ne pas mêler dans ses représentations brillantes la politique à la poésie et aux arts, l’habitude parfois l’emportait, et des coups de langue lui échappaient qu’il ne pouvait retenir. Ainsi, à un ballet d’opéra, un incident assez comique survint: avant la représentation, le rideau se trouva à moitié levé, et l’on aperçut les jambes des danseuses françaises, qui essayaient leurs pas, sans qu’on pût voir leur visage. Le roi se mit à rire et dit à demi-voix, mais assez haut pour être entendu de l’envoyé de France : « Voilà le ministère de France, des jambes qui remuent et point de tête. — Voilà mon paquet, dit Valori à Hyndford, et pour ce soir, c’est moi qui l’empoche[3]. »

  1. Voltaire à Thieriot, 8 octobre 1743. (Correspondance générale.) — Mémoires.
  2. Frédéric à Voltaire, 7 octobre t843. (Correspondance générale.)
  3. Hyndford à Carteret, 3 et 29 octobre 1743. (Correspondance de Prusse. Record Office.)