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Ces consciencieux serviteurs ont-ils bien fait? Ont-ils bien compris la pensée du maître? N’ont-ils pas manqué eux-mêmes de mémoire et de reconnaissance? Les voyages répétés de Voltaire à Berlin ont été, il faut bien en convenir, sans résultat pratique, sans action directe sur la politique des cabinets et les incidens du jour. Mais, vues de plus haut et de plus loin, ces apparitions brillantes ont-elles été sans influence, sinon sur le cours immédiat des événemens, au moins sur la révolution d’idées qui a si profondément modifié, depuis lors, les relations de la France et de l’Allemagne? Voltaire n’a-t-il pas, par sa seule présence, aidé Frédéric à faire de la demeure gothique des vieux chevaliers teutons un centre de civilisation prêt à devenir la capitale d’un grand empire? A la suite de Voltaire, le génie français pénétrait, avec sa grâce légère et frondeuse, jusque dans les sables de Brandebourg et sur les rives glacées de la Baltique. Mais, la communication une fois établie, n’est-ce pas par la route ainsi frayée que l’esprit allemand, à son tour, devait, d’un pas plus lourd peut-être, mais par une sorte de retour offensif, venir opérer parmi nous des conquêtes intellectuelles qui ont précédé et préparé la victoire du champ de bataille? Qu’est-ce que la puissante Allemagne d’aujourd’hui ne doit pas, en bien comme en mal, à l’influence du génie de Goethe, et Goethe lui-même, que n’a-t-il pas dû à Voltaire? Si Voltaire n’eût précédé Mme de Staël à Berlin, y eût-elle été chercher, en eût-elle rapporté le livre révélateur qui le premier a fait apprécier l’originalité de la pensée germanique?

Il faudrait pourtant ne pas être plus dédaigneux que ne l’était au fond Frédéric lui-même, malgré les boutades de son humeur sarcastique, car si Frédéric aimait à se jouer de Voltaire, jamais pourtant il n’a renoncé à l’honneur et même au profit qu’il croyait tirer de ses hommages. En lui fermant l’entrée de son cabinet diplomatique et de son camp, il lui gardait toujours grande ouverte celle de sa cour et de son palais. Ces amitiés philosophiques et littéraires, qu’il malmenait à ses heures, il n’a jamais cessé de les étaler avec un orgueil complaisant. C’étaient des joyaux, direz-vous, dont il aimait à parer sa couronne? Oui, mais il savait que leur éclat, loin d’être un vain ornement pour sa puissance, en propageait le rayonnement, et qu’éblouir les hommes est le plus sûr moyen de les dominer.


DUC DE BROGLIE.