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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/581

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où le voyageur harassé peut s’abriter pendant la tourmente, dormir sans redouter l’avalanche et reprendre vigueur avant de tenter de nouveau les hasards du chemin périlleux qui va parfois vers le but entrevu et souvent à l’abîme. Paris est plein de voyageurs égarés qu’assaille la tempête, qui marchent à tâtons, se heurtent à tous les obstacles, cherchent leur route et ne la trouvent pas. Lorsqu’ils tombent de fatigue et de faim, lorsque les gîtes les plus infimes se ferment devant eux, lorsque le morceau de pain leur fait défaut, lorsque le vagabondage les saisit et qu’ils tiennent encore à l’existence, que reste-t-il? Le vol ou le dépôt de mendicité qui est à Villers-Cotterets. Ceux qu’effraie cette double extrémité s’affaissent alors dans une misère noire, une misère que ne soupçonnent point ceux qui ne sont pas descendus jusque dans les dessous du bas-fond social ; on couche sur le talus des fortifications, dans les massifs du bois de Boulogne, on mange aux tas d’ordures avant que les chiffonniers les aient fouillés da crochet.

Lorsque j’étudiais à Paris le monde des malfaiteurs et que je le serrais d’aussi près que possible pour en déterminer la physionomie, je suis entré la nuit dans bien des garnis, je me suis assis dans plus d’un bouge et je me suis chauffé, pendant les ténèbres de l’hiver, aux fours à plâtre des carrières d’Amérique. J’ai vu là des choses horribles, mais plus d’une fois j’ai eu sous les yeux des spectacles émouvans. Le crime qui, dans la crainte d’être reconnu, fuit les maisons habitées, coudoie l’indigence qu’on en chasse parce qu’elle n’y peut payer son gîte. Au milieu des filous, des voleurs, des vagabonds, pelotonnés derrière les tas de fagots, j’apercevais des misérables, des pauvres à bout de voie, des surmenés de la mauvaise fortune qui venaient s’abattre là et mettre en pratique le dicton menteur : Qui dort dîne. On eût pu croire qu’une malédiction, — la Malédiction aux pieds terribles, dit Sophocle, — les poursuivait et les jetait dans la promiscuité de toutes les hontes où la police les ramassait. On ne les confondait pas avec les criminels, on savait qu’ils étaient malheureux et non pas coupables ; on les relâchait avec une bonne parole; mais où aller? Le soir, sans abri, sans argent pour s’en faire ouvrir un, ils revenaient rôder autour des hangars où ils avaient été arrêtés la veille. « Il est onze heures : les rondes de police ne passent guère avant une heure du matin ; j’ai le temps de dormir; » — et ils entraient.

Que de fois, à cette époque, témoin des arrestations, témoin des interrogatoires, voyant la préfecture de police dénuée en présence de tant de misère, et n’ayant d’autres lits à offrir que ceux du dépôt, c’est-à-dire de la prison, que de fois je me suis pris à désirer la création d’une sorte de dortoirs publics où le peuple errant de la pauvreté