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trouverait un vrai sommeil, sur un vrai matelas, sous un vrai toit, et le matin, au réveil, la miche de pain qui répare les forces et ranime l’espérance ! Lorsque je parlais de ce rêve, lorsque j’insistais, les gens savans en la matière me répondaient : « Il y a tous les jours à Paris, 50 ou 60,000 individus qui se lèvent sans savoir comment ils mangeront, ni où ils coucheront le soir. L’indigence provinciale nous a envahis, elle nous déborde, elle nous étouffe, elle arrache le pain réservé à l’indigence parisienne, et nous n’y pouvons rien. » Cela n’est que trop vrai, et je n’avais rien à répliquer. C’est la misère de province qui dévore l’aumône de Paris.

Lorsqu’en 1848 le capitaine Sutter découvrit les gisemens d’or de la Californie, il y eut parmi les peuples une folie d’émigration ; c’est à qui partirait pour les rivages de la mer Vermeille : la fortune était là-bas, on y courait. Pour quelques-uns qui se sont enrichis, combien ne sont point revenus, combien ont péri de débauche, dans les bouges de San-Francisco, de fatigue sur les placers inhospitaliers, sous les balles mexicaines, dans les champs de la Sonora, derrière Raousset-Boulbon ? Aux valets de charrue, aux ouvriers, aux tâcherons de province, Paris, dans le lointain des rêves et l’éblouissement des illusions, apparaît comme une Californie inépuisable, où l’or ruisselle à hauteur de main, où le hasard guette les déshérités pour en faire des millionnaires. La vieille histoire, toujours nouvelle, toujours attentivement écoutée du paysan qui est arrivé à Paris en sabots avec un écu de 6 livres dans sa poche et qui est devenu un gros personnage, fait bien des dupes et crée bien des malheureux. L’écu de 6 livres est vite dépensé ; les sabots sont promptement usés ; il reste la faim, le désespoir, les mauvais conseils de la déception, la colère contre le prochain, la haine envers les heureux et l’envie qui pour toujours s’extravase au fond du cœur ; on s’indigne contre l’indifférence des foules, et l’on s’aperçoit que, désert ou multitude, c’est tout un pour celui qui s’est mis en voyage sans provision de route. Un officier me disait : « Calculez combien il faut qu’il y ait d’hommes qui tombent sur les champs de bataille ou meurent de consomption sur les grabats de l’hôpital pour que l’un d’eux devienne maréchal de France I » De même, il serait bon de pouvoir dire combien de provinciaux doivent pâtir, lutter en vain, mourir de misère à Paris, pour que l’un d’eux fasse fortune. Plus d’un qui est parti de son village, le pied leste, le cœur rayonnant, a tendu la main le soir, au coin des rues, a travaillé dans les cellules de Mazas, a vagué à travers le vol et la famine, a essayé de tous les métiers sans pouvoir en saisir un seul et a poussé son dernier râle sur les paillasses de la maison de répression de Saint-Denis !