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Il est débarqué la veille ; au milieu d’un tumulte fait pour ahurir ceux-là même qui ont l’expérience des quartiers populeux de Londres, il traverse entre deux flots de voitures entre-croisées cette rue longue de trois kilomètres qu’on appelle Broadway. Le hasard y jette l’unique Américain qu’il connaisse, M. Townsend Spring, un de ces Yankees vulgaires, sur les manières desquels nous fondons volontiers en Europe notre opinion de tout un peuple. Encore Wainwright a-t-il fréquenté la société de Mrs Spring beaucoup plus que celle de son mari. L’année précédente, il a rencontré le ménage en Suisse, et la présence de ce gros spéculateur parfumé d’alcool et sans éducation, toujours habillé à la dernière mode avec un goût évident pour les couleurs criardes, pour les coupes excentriques, a gâté, selon lui, l’horizon alpestre qui autrement eût servi de cadre à la grâce animée, provocante, aux allures gentiment agressives de la jolie Mrs Spring. Il se propose bien de revoir celle-ci, et le mari, cela va sans dire, ne manquera pas de l’y engager, en lui rappelant avec un rire plein de confiance le faible que sa femme a toujours eu pour les Anglais. De son côté, Mrs Spring est la première Américaine dont Wainwright se soit soucié. Longtemps elle lui a fait l’effet d’une aimable exception parmi ses compatriotes, mais aujourd’hui il commence à changer d’avis. En descendant la Cinquième Avenue, il est frappé de l’élégance naturelle de toutes les passantes. Il est frappé aussi du grand air des constructions de pierre brune qui bordent sa route. A travers les vitres se laisse deviner un luxe intérieur qui n’a rien de sauvage. En rentrant à l’hôtel il trouvera une invitation de son banquier, M. Bodenstein, qui l’avertit qu’à New-York on dîne à sept heures, comme à Londres ou à Paris. Ce Bodenstein passe pour un homme habile et heureux entre tous. Sa magnifique demeure renferme une galerie de tableaux célèbres; l’été, il remplit Newport de son train princier; il est connu sur le turf autant qu’à la Bourse. Sa femme compte au premier rang des « beautés de profession, » et Wainwright jugera qu’elle mérite cent fois d’être à la mode, quand, après avoir traversé un vestibule peuplé de laquais aussi bien stylés qu’ils pourraient l’être chez un pair d’Angleterre, puis une série de salons dont le goût le plus discret et le plus sûr a réglé l’opulence, il est présenté par le maître de la maison, un Allemand fort laid, mais correct en tous points, à cette ravissante créature qui ne saurait rien envier aux duchesses les mieux assises sur leurs parchemins.

Est-il vraiment en Amérique?.. Wainwright se le demande avec l’indécision du dormeur éveillé. Mais c’est à table surtout que ses surprises redoublent. Il a pour voisine une jeune personne mince et sèche, dont les yeux myopes sont voilés de paupières clignotantes,