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messieurs se tiennent à l’écart. Rassurez-vous, du reste. Il n’est question que de politique au club et ailleurs, lorsque approche une élection importante; tout le monde parie là-dessus comme sur des chevaux.

— Et ce sont là les premiers d’entre nos citoyens ! s’écrie Wainwright avec indignation, ceux qui possèdent la plus large part de fortune et d’éducation, ceux qui seraient appelés à recevoir un potentat étranger, le prince de Galles, par exemple, s’il abordait en Amérique !

Binghamton fait un signe affirmatif.

— Plusieurs d’entre eux, hélas! ont reçu l’héritier du trône d’Angleterre lors de son voyage, répond-il.

A notre tour, nous nous étonnerons un peu des étonnemens de l’honnête Wainwright; car partout il arrive que les pères aient travaillé pour fournir à leurs fils des chevaux et des équipages ; mais M. Fawcett a voulu seulement nous faire entendre que le chiffre de la population oisive et fashionable augmente d’année en année à New-York dans d’effrayantes proportions. Wainwright a besoin de se détourner du monde proprement dit pour prendre une opinion favorable du peuple américain. Malgré tout, à mesure que son séjour se prolonge, quelque chose d’énergique et d’éminemment neuf dans l’atmosphère sociale le pénètre. Il trouve un esprit plus vif, des décisions plus promptes qu’en Angleterre, plus d’élan... Il lui semble qu’on va un meilleur train et sans se heurter, après tout, à plus d’obstacles. Une certaine fièvre d’activité, ce besoin maladif de supprimer le temps et l’espace, l’apparent dédain de l’idée même de loisir qui caractérise l’Américain militant, l’humilient quelque peu. Souvent il lui arrive de s’arrêter au milieu d’une rue pour contempler à son aise l’allure précipitée, presque violente, des piétons.

Un matin, en particulier, où le soleil, après une lourde chute de neige, avait produit le dégel, ce tohu-bohu effréné l’émerveille plus encore que de coutume. L’influence alanguissante de l’atmosphère humide et tiède semble n’avoir aucune action sur ces machines humaines montées à grande vitesse, qui bravent le gâchis, les flaques d’eau, sans modérer jamais leur course. La flânerie heureuse, la placidité des physionomies auxquelles on est habitué en Europe, manquent absolument. Wainwright réfléchit à la fureur de ce combat acharné pour la vie; il évoque avec une sorte de remords son passé inutile. Autour de lui tout travaille : l’industrie infatigable, le but ardemment poursuivi se laissent à chaque pas deviner; la contagion le gagne au moral, bien que physiquement il reste pareil à un bourdon inutile parmi les abeilles. Il se