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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/621

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sent confus, rapetissé, devant le grand nombre de gens qu’il voit, hors des sphères élégantes, s’efforcer de faire quelque chose; il regrette que le sort n’ait assigné aucun but à son existence, qu’il lui ait donné au contraire en naissant tout ce qu’on peut souhaiter d’acquérir. Quand, le matin, il passe par hasard au Métropolitain, où il est inscrit comme membre temporaire, les personnes qu’il rencontre lui font l’effet de compagnons d’infortune voués comme lui à une prospérité honteuse. C’est ainsi qu’au milieu de ceux de ses compatriotes qui singent ridiculement les Anglais, Wainwright, débarqué Anglais dans le Nouveau-Monde, deviendra peu à peu, et par opposition, franchement Américain.

Il faut reconnaître que les femmes contribuent à l’acclimater. Sauf Mrs Spring et quelques extravagantes de son espèce, elles sont vraiment aimables. Elles possèdent le naturel, la sincérité. En faisant moins d’étalage de vertu que leurs sœurs du vieux continent, elles deviennent des épouses, des mères parfaites. Et, quant aux libertés qui, de la part des jeunes filles, choquent maint Européen, elles résultent le plus souvent de leur innocence. Un mouchoir agité par la fenêtre, une main baisée de loin, gentiment, les mines à demi moqueuses de quelques espiègles ne doivent pas être jugées avec rigueur. On trouverait aussi bien à redire aux ébats d’un petit chat. Tel est du moins le jugement définitif de Wainwright après une longue et intéressante étude où il apporte autant de sagacité que de sang-froid. Pour notre part, nous ferons certaines réserves, mais le moment n’est pas venu de les exposer. Lions d’abord plus ample connaissance avec ces dames au bal des Grosvenor et ailleurs, dans tous les salons où nous conduira Wainwright en quête, à son insu, de miss Ruth Cheever, qu’il fuit et recherche tout ensemble sous l’empire de sentimens faciles à concevoir, car si la demoiselle se recommande par toutes les grâces et tous les mérites, son entourage, en revanche, ne laisse pas que d’être effrayant, depuis Mrs Spring, qui gaspille en prodigalités l’argent que l’agiotage fait gagner à son digne époux, jusqu’à certaine sœur cadette de ce dernier, qui s’est compromise avec un homme marié d’une façon que toute l’innocence alléguée par M. Fawcett ne suffit pas à rendre excusable.

Le bal des Grosvenor nous initie au faubourg Saint-Germain de New-York. Il a lieu sur un des derniers points de la vieille ville que la pioche des bâtisseurs de neuf n’ait pas entamés, entre les deux parcs qui portent les noms de Rutherfurd et de Stuyvesant et que peuplent des arbres séculaires. Cette partie de la Seconde Avenue représente une grandeur tombée; la Cinquième Avenue, sa triomphante rivale, a eu raison des prétentions patriciennes que