Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/624

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous voudrez d’antirépublicain. Je me demande si l’on pourrait trouver dans l’histoire entière l’équivalent de ce qui se produit à New-York. A-t-on jamais vu un peuple âgé de cent ans tout juste rêver exclusivement de ploutocratie comme fait celui-ci ? J’aurais cru que la simplicité, la sévérité des mœurs, une sage économie, devaient composer le lait dont il est bon qu’un jeune état se nourrisse. Ce pays-ci est unique dans son genre. Les autres nations après un siècle d’existence voyaient tout au plus leurs chefs renoncer à l’habitude de déjeuner le casque en tête, mais leurs citoyens ne songeaient guère encore à recevoir avec cette insolence de luxe... Il est évident que nous constituons en ce monde une complète nouveauté. Avec un gouvernement qui n’en est qu’à la période expérimentale, nous possédons une société qui semble déjà tassée, stratifiée, comme si elle avait passé par une douzaine de périodes de transition. Cela me donne à réfléchir. »

Les réflexions de Wainwright le conduisent cependant à servir ce pays, qui après tout est le sien. Un mariage de pure inclination l’y fixera. De plus en plus il plaint Ruth Cheever, molestée par sa sœur, ruinée par son beau-frère, prête pour relever la fortune et l’honorabilité chancelantes de la famille à épouser le vénérable, le richissime Beckman Amsterdam, veuf et père de six enfans. Il sait désormais à quoi s’en tenir sur Mrs Spring, qui l’a prié de payer en son nom une note de couturière, la robe qu’elle devait mettre ce soir-là étant retenue en gage ; il a été touchée de l’honnête indignation de Ruth, flétrissant la conduite de sa sœur en termes énergiques après avoir fait tout au monde pour l’empêcher. Cette jeune fille serait une honnête femme, consciencieuse et droite autant que supérieure par l’esprit; il n’imagine pas de compagne qui lui plaise davantage, et l’idée de la délivrer une fois pour toutes, de l’enlever à une tutelle dont elle a horreur, de lui épargner le plus humiliant des sacrifices, stimule encore son goût très vil pour elle, mais, d’autre part, il lui semble impossible de s’allier à la tribu des Spring. Wainwright a grandi dans le respect de la hiérarchie sociale ; s’il fait bon marché des ancêtres, dans le sens purement aristocratique du mot, il croit à la valeur de l’hérédité. Sorti d’une souche à tous égards irréprochable, il tremble d’être conduit par la passion à lui imprimer une première flétrissure. Après de longs combats, il s’interdit d’épouser Ruth, mais en prenant cette résolution, qui lui coûte cruellement d’ailleurs, le jeune homme sent éclore au fond de son âme quelque chose qui ressemble fort à un quasi-mépris de soi-même d’autant plus irritant, d’autant plus pénible qu’il y résiste en se répétant sans cesse que le mobile auquel il obéit repose au contraire sur l’honneur. C’est que l’influence américaine commence vraiment à dominer chez lui, battant