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personnes qu’il nous présente a l’originalité d’un portrait d’après nature. Le plus amusant est celui de M. Large, un athlète aux longs cheveux, aux traits rudes, à l’air léonin, que nous n’avons pas de peine à reconnaître pour Walt Whitman, le poète de l’avenir, un chef d’école, un pionnier, dont les généreux efforts tendent à faire justice de la monotonie du rythme, de l’absurde étroitesse de la mesure, de toutes les affectations maladives, de toutes les mièvreries du passé. Ses Chants démocratiques ont pour sujet la prairie sans bornes et les progrès futurs de l’humanité. Ils font penser à une sauvage parodie de Carlyle et d’Emerson confondus. Les fanatiques qui entourent M. Large lui trouvent de la puissance, — la puissance d’un grand orgue. Ils se prosternent devant le livre étrange intitulé : Mottes de terre et Rayons d’étoiles, sous lequel nous devinons ce recueil bizarre : Leaves of Grass et Drum-Taps, édité en Angleterre par W.-M. Rossetti[1] avec l’épigraphe suivante prise à Robespierre : « Les efforts de vos ennemis contre vous, leurs cris, leur rage impuissante et leurs petits succès ne doivent pas vous effrayer; ce ne sont que des égratignures sur les épaules d’Hercule. »

En cherchant un peu, nous trouverions le vrai nom de Mrs Macintosh Briggs, qui a autant de difficulté à s’exprimer qu’elle a de facilité à écrire ses délicieux romans, — celui de Rochester Hilliard, antithèse vivante de l’auteur des Chants démocratiques, un croyant qui adore le passé avec la même fureur que d’autres mettent à le détruire, qui repousse la science et le progrès modernes comme œuvres d’iconoclastes et se voue en conséquence à filer des vers tellement rococo qu’après les avoir entendus, il vous semble sortir d’une boutique de bric-à-brac. On n’y rencontre que des mots dans le genre de « oncques, icelle, » etc.. Il n’y est question que de châtelaines en robes traînantes penchées à leur fenêtre en ogive, ou folâtrant sous des voûtes du moyen-âge avec de jeunes pages et des joueurs de luth, tandis que leurs seigneurs et maîtres guerroient au loin. Il est né de braves gens dans le New-Jersey; mais rien ne le déciderait à publier une ligne sur quoi que ce fût qui ait rapport à l’Amérique.

Aux salons littéraires ainsi peuplés on est tenté de préférer la splendeur sans âme des fêtes données par le banquier Bodenstein, quoique Wainwright ne se fasse pas faute de les critiquer : « La vieille Europe, dit-il, ne produirait rien de plus merveilleusement raffiné, c’est là ce que je déplore. Je flaire un parfum trop prononcé d’ancien régime; cela sent la royauté, l’impérialisme, tout ce que

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1872.