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trouvé méchant. Et la belle raison? Méchant! parce que j’y avais mis Cupidon avec ses ailes. »

Malheur ! l’oncle était poète et le neveu ne lui avait pas rendu justice. Ce sont là des malchances qui compromettent une élection. « Eh! bon Dieu, reprit le neveu, aime-le donc toujours, ton sonnet, et Cupidon aussi, si tu y tiens. — On voit bien, dit l’oncle, que vous êtes un romantique. — On t’a dit cela? Et on t’a dit aussi que j’étais un athée? — Ce point regarde l’archiprêtre, tu t’arrangeras avec lui. Mais tu es un romantique, et moi, moi, je suis un classique ! »

Don Vincent ne se sentait pas d’aise. Ce sonnet, il l’avait sur l’estomac et il venait de s’en débarrasser. Le soir, De Sanctis était dans sa chambre et fumait son éternel cigare en rêvant aux émotions de la journée, notamment au sourire d’un prêtre, nommé Pie, qui ne lui annonçait rien de bon. Il ouvrit une fenêtre pour aérer la pièce : « C’était une nuit profonde, avec un de ces silences de la nature qui vous tiennent le front bas. J’observais, raconte-t-il, cette fumée qui, rejoignant une autre fumée et suivant des lois qui lui sont propres, formait une colonne et se dissipait en sortant. — Voici, disais-je, le mystère des choses. Le cigare fumé n’existe plus; ce qui reste, c’est la fumée, qui va composer d’autres combinaisons, d’autres existences. Et moi, que serai-je? Un cigare fumé... Rien ne meurt, tout se transforme : belle phrase, assurément, pour vous faire avaler la pilule; cette pilule, c’est que l’individu meurt et ne revient plus. Dites donc à cette fumée qu’elle redevienne cigare! Non, les cigares ne reviendront plus!.. ne reviendront plus! ne reviendront plus!.. Et ce maudit « ne reviendront plus » se planta dans ma mémoire comme le refrain d’une chanson triste. Et plus je continuais la chanson, plus le refrain s’obstinait à ne la pas quitter...

« Pour en finir, je m’enfonçai sous mes couvertures, et bonne nuit! J’étais fatigué à mort, mais mon cerveau ne voulait pas dormir. C’était comme un pot-au-feu plein d’eau bouillante exhalant des vapeurs qui se condensaient et prenaient des formes variées. J’entendais parler, je voyais des lueurs dans ces ténèbres. Pareille chose m’était arrivée la première nuit que je passai (à Naples, en prison) au château de l’Œuf, et d’autres fois encore. Parfois même, en état de veille, à certains momens d’oisiveté, je me crée des fantômes qui sont comme un autre moi en face de moi, avec lequel je dispute; je sais bien que c’est une illusion, mais cette illusion me plaît.

« Cerveau ! cerveau ! disais-je, tiens-toi tranquille. J’ai besoin de dormir. J’ai demain à faire un discours, de ces discours dont on se souvient longtemps. Pense que je dois convertir une moitié de