Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/648

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réunit, à Florence, le congrès des orientalistes ; De Sanctis y fit un discours d’homme heureux, plein de foi dans l’avenir. En apercevant M. Renan dans la salle, il l’interpella en français en lui disant : « Renan tout court, Renan sans épithète, parce que Renan est Renan, et son nom suffit. » Ce fut un des beaux jours de sa vie. Puis, pour la troisième fois, il quitta le ministère et rentra dans la vie privée, en petit bourgeois, sans faste et sans morgue, car ; s’il avait son genre d’orgueil bien franc, bien candide, il était dépourvu de vanité, « Il s’habille à la diable, dit M. Verdinois, porte un pantalon trop court, une cravate qui paraît nouée plutôt qu’attachée, un chapeau démodé qui a fait son temps et qui se tient sur son chef, non qu’on l’y ait mis exprès, mais parce que c’est là sa place. Il a des cheveux gris et forts, des sourcils gris aussi et un peu ébouriffés. On voit sortir le jour entier des poils gris de sa moustache un bout de cigare éteint, qu’il rallume à tout moment. Il marche devant lui, le corps droit, salue de la main, ne s’incline jamais, se tourne tout d’une pièce. Il est rêveur (c’est son mot) et cause peu.. Dans les relations privées, toujours affectueux, ouvert, il devient vite familier et passe du vous au tu en un clin d’œil. Galant homme jusqu’au scrupule, il ne soupçonne pas qu’on puisse offenser les lois, même celles de la délicatesse. » dans sa jeunesse et dans sa province, il s’était fiancé à une jeune fille, dont il fut séparé par l’exil ; il la retrouva quarante ans après, mariée et « mère d’une famille robuste et allègre. » — « C’est heureux pour toi, lui dit-il, que les noces n’aient pas eu lieu. Quelle vie aurais-tu pu avoir avec moi ? La prison, l’exil et la misère. Tu as eu plus de jugement que moi, et maintenant tu es encore une rose. » C’est ainsi qu’il voyait le bon côté de tout. Malade depuis trois ans et presque aveugle, il passait son temps à dicter ses Mémoires, et, de loin en loin, faisait une conférence publique dans le Circolo filologiro, qu’il avait fondé : l’an dernier encore, il y a parlé du système de Darwin appliqué à la littérature. Mais la maladie prit le dessus et l’éprouva cruellement. Le jour de sa mort, il se sentait mieux et but avec plaisir une tasse de bouillon, puis il s’assoupit ; on crut qu’il dormait ; mais, saisi d’un frisson, il appela de la main un de ses amis, qui était là, et ne lui dit qu’un mot à l’oreille : « Mourir !.. »


II.

Tel fut l’homme ; il faut aborder maintenant le critique et le professeur, car c’est comme critique et surtout comme professeur que De Sanctis a rendu des services signalés et conquis un nom qui vivra sans doute. Il y a loin du village de Morra, dans la province d’Avellino,