Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/667

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

larmes. Les peuples, comme les individus, sur la pente de leur décadence, deviennent nerveux, vaporeux, larmoyans. Le sentiment ne vient pas des choses, ce qui est le propre de la santé, il vient de l’âme trop sensitive. On a perdu la force épique d’atteindre la réalité en elle-même, et cette vie féminine est une effusion de chimères douces ; le sentimental est essentiellement lyrique et subjectif. Là est le faible et le fort du Tasse. La nature avait fait de lui un poète, le poète inconscient d’un monde tout intérieur, tout esprit et musique, une imagination émue, plaintive, soupirante, qui va droit au cœur. Dans la forme de l’Arioste il y a une vertu expansive qui reste supérieure à l’émotion et cherche son repos dans l’ensemble et dans le détail : qualité de la force. Dans la forme du Tasse il y a l’impressionnabilité qui trouble l’équilibre et la sérénité de l’intelligence et la retient dans son émotion; l’image se liquéfie et devient un je ne sais quoi,


Un non so che di flebile e soave,..
E un non so che confuso instilla al core
Di pietà, di spavento e di dolore...


Ce « je ne sais quoi » montre une imagination qui se noie, engloutie par la sensibilité.

La note élégiaque prévaut toujours, même dans les récits de batailles. Les héros sont indécis, indistincts, abstraits pour la plupart ; leurs mouvemens sont indiqués à l’oreille plutôt qu’aux yeux, par un fracas d’épithètes :


Soperbi, formidabili, feroci;


la religion timide n’est qu’une machine, les anges sont des lieux-communs, le Pluton, amené là comme divinité infernale, parle en rhéteur. Les personnages ne deviennent intéressans que par l’attendrissement lyrique (la mort de Clorinde, les derniers mots de Sophronie, etc.). Même les guerriers, les paladins n’attirent que par la féminité de leur nature, dans le sens le plus élevé du mot : telle est la sympathique, immortelle figure de Tancrède.

De Sanctis retourne cette idée en tous sens, montre l’idylle dans l’épisode d’Herminie, partout enfin, la poésie du sentiment et aussi du plaisir; Armide au sommet, l’héroïne du Tasse, la magicienne amoureuse qui devient femme et met sa magie au service de son amour. « C’est le surnaturel dompté et dissipé par les lois plus fortes de la nature. » Le cœur bat et la sorcellerie s’évapore ; la séductrice une fois séduite n’est plus qu’une simple créature sauvée