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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/668

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de l’enfer par sa faiblesse même et réhabilitée par la sincérité de sa passion : elle aime et on lui pardonne. Convertie par l’amour, elle se donne à son amant avec une parole évangélique :


Ecco l’amcilla tua.


Ce monde du sentiment est aussi (par malheur) le monde du bel esprit. Le Tasse, comme Pétrarque, est moins disposé à renouveler un ancien répertoire qu’à l’habiller à neuf. Très érudit, plein de réminiscences, il voit le monde à travers les livres, « travaille sur du travail déjà fait, raffine, aiguise des images et des concetti : » c’est ce qu’il appelle : « le parler disjoint, » un ouvrage de marqueterie, comme l’a très bien vu Galilée. Cherchant l’effet non dans l’ensemble, mais dans les parties, et donnant au plus petit membre de phrase une valeur personnelle, il casse les jointures, disloque la période et lance des idées ou des traits qui vont deux à deux, se relevant l’un l’autre ; il en résulte une série ininterrompue d’antithèses, une harmonie produite par des objets semblables ou dissemblables qui se font vis-à-vis :


Molto egli oprò col senno e colla mano,
Molto soffri nel glorioso acquisto :
E invan l’inferno a lui s’oppose, e invano,
S’armò d’Asia e di Libia il popol misto...


Ce molto et cet invano « sont le refrain d’une cantilène enfermée en elle-même et épuisée dans l’expression d’un rapport entre deux objets. » Naturellement, quand on cherche l’effet dans ce rapport, on y prend plus d’intérêt qu’il ne convient à un poète et l’on arrive au raffinement, à la préciosité : O yeux sans pitié comme la main : elle fait les plaies, vous les regardez! » Et ailleurs : « On dirait qu’il porte la terreur dans les yeux, et dans les mains la mort; » ou encore : « pierre (sépulcrale) qui as au-dessous de toi mes flammes et au-dessus mes larmes. » C’est Tancrède qui se plaint ainsi. Armide elle-même, dans le désespoir du suicide, adresse à ses armes un petit discours ingénieux qui se termine ainsi :


Sani piaga di stral piaga d’amore,
E sia la morte medicina al core.


« Qu’une plaie de flèche guérisse la plaie d’amour et que la mort soit une médecine au cœur. » C’est là ce qu’on a appelé le clinquant du Tasse : une forme artificieuse de représentation où l’intérêt n’est