pas dans la chose, mais dans la manière de la regarder. L’artiste devient un virtuose qui tient à montrer ses petits talens, l’élément musical se développe et domine : c’est une emphase sonore, avec certaines pauses, certains trilles, certaines reprises, et des éclats de voix ; cela ne se récite pas, cela se déclame. Il y a du commencement à la fin un Arma virumque cano, un accent guindé, tendu, comme celui d’un homme qui serait dans un état chronique d’exaltation, partant un choix de mots ronflans, une bourre d’épithètes et d’adverbes, une noblesse conventionnelle d’expression, une pauvreté de mots, de phrases, de tours : enfin le langage de la rhétorique. Il s’agit de s’en tenir aux généralités, de raviver les lieux-communs avec un échauffement factice, une détonation d’apostrophes, d’épiphonèmes, d’hypotyposes, d’interrogations et d’exclamations, ce qui arrive surtout quand le virtuose veut exprimer avec force des mouvemens passionnés, comme les chagrins de Tancrède et les fureurs d’Armide. Telle est la manière du Tasse ; il y pénètre toutefois le souffle puissant du sentiment vrai qui lui arrache des accens pleins de simplicité dans leur énergie. Le virtuose s’oublie, le poète reste, éloquent parce qu’il est sincère, touchant parce qu’il est ému.
Conclusion de De Sanctis (ici nous traduisons mot à mot, en respectant ses négligences) : « La Jérusalem n’est pas un monde extérieur, développé dans ses élémens organiques et traditionnels, comme le monde de Dante et de l’Arioste. Sous les prétentieuses apparences de poème héroïque, c’est un monde intérieur, ou lyrique, ou subjectif, élégiaco-idyllique dans ses parties essentielles, écho des langueurs, des extases, des lamentations d’une âme noble, contemplative et musicale. Le monde extérieur existait alors, c’était celui de la nature, celui de Copernic et de Colomb, la science et la réalité. Le Tasse, lui aussi, en a quelque lueur et laisse voir ses intentions historiques, réalistes et scientifiques, mais elles restent à l’état de pressentiment d’un monde littéraire futur. L’Italie n’était pas digne d’avoir un monde extérieur, et ne l’avait pas. Ayant perdu sa place parmi les puissances, tout but national manquant à son activité, réduite à la répétition prosaïque d’une vie dont elle n’avait plus l’intelligence et la conscience, sa littérature devient toujours plus une forme conventionnelle séparée de la vie, un jeu d’esprit sans sérieux, par conséquent essentiellement frivole et confite en rhétorique même sous les apparences les plus héroïques et les plus sérieuses. De cette tragédie Torquato Tasso est le martyr inconscient ; c’est précisément le poète de cette transition, placé entre des réminiscences et des pressentimens, entre le monde chevaleresque et le monde historique ; romanesque, fantaisiste, embarrassé