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Marcher près de vous me suffit,
C’est tout honneur et tout profit.


Aussi est-il infiniment sensible à la moindre marque d’attention qu’il obtient de son maître. Pendant l’automne de 1877, comme il était en séjour à Varzin, on partit une après-midi pour aller pêcher. Il était assis sur le siège de la voiture, et il y avait quelque désordre dans sa toilette; rattache de son paletot dépassait son collet. M. de Bismarck, à qui il tournait le dos, dit au conseiller intime Tidemann : « Rentrez-lui donc son attache ; nous pourrions être tentés de nous en servir pour le pendre, et il n’a pas mérité un traitement si rigoureux. »

Les historiens anecdotiers et un peu commères ne dédaignent aucun détail. Ils n’ignorent pas que, dans l’histoire d’un grand homme, ce sont les petites choses qui intéressent le plus les petites gens, que la foule des lecteurs aime à savoir ce qu’il mange et ce qu’il boit, s’il fait lui-même sa barbe, à quelle heure il se lève, à quelle heure il se couche, s’il dort sur le côté gauche ou sur le côté droit, combien il a d’armoires dans son cabinet de travail, comment il s’y prend pour empêcher sa cheminée de fumer, s’il préfère aux œufs sur le plat les œufs à la coque. Paul-Louis Courier nous raconte dans le Pamphlet des pamphlets qu’il déjeunait un jour chez son camarade Duroc, logé depuis peu dans une vieille maison fort laide, entre cour et jardin, où il occupait le rez-de-chaussée. Ils étaient plusieurs à table en devoir de bien faire, quand tout à coup se présente sans être annoncé le camarade Bonaparte, nouveau propriétaire de la vieille maison, dont il habitait le premier étage. Il venait en voisin, et cette bonhomie étonna tous les convives. Ils se lèvent, ils s’empressent ; le héros les fait rasseoir : « Il n’était pas de ces camarades à qui l’on peut dire : Mets-toi là et mange avec nous. Cela eût été bon avant l’acquisition de la vieille maison. Debout à nous regarder, ne sachant trop que dire, il allait et venait. « Ce sont des artichauts dont vous déjeunez là? — Oui, général. — Vous, Rapp, vous les mangez à l’huile ? — Oui, général. — Et vous, Savary, à la sauce ? Moi, je les mange au sel. — Ah ! général, répond celui qui s’appelait alors Savary, vous êtes un grand homme, vous êtes inimitable. » Nous ignorons si M. de Bismarck mange les artichauts au sel ou à l’huile ; mais nous savons par M. Busch, qu’il est un gros mangeur, que les gens qui pensent beaucoup ont besoin de beaucoup de nourriture. Nous savons aussi que, quoiqu’il ait du goût pour la bonne chère, il s’accommode des mets les plus simples, que malgré sa préférence pour le cognac il ne fait point fi de l’eau-de-vie de grain et qu’il en conserve soigneusement dans les caves de son château de Schönhausen quelques barriques, qu’il laisse vieillir pour l’usage de ses arrière-neveux. En cela comme en toute autre chose, M. Busch le trouve inimitable.